Les traites négrières d'Olivier Pétré-Grenouilleau : une analyse de Raphaël ADJOBI
Les traites négrières
d'Olivier Pétré-Grenouilleau
Une analyse de Raphaël ADJOBI
Voici un livre qui a fait fureur en son temps. Disons plutôt que son auteur a eu l’heure de sa gloire. Porté avec les honneurs sur les ondes françaises, l’homme et ses pensées ont fini par asseoir dans la conscience collective des doutes et affermi les convictions de ceux qui en avaient déjà sur l’esclavage des Noirs. J’ai voulu aller à la rencontre de ses pensées et m’en faire une idée exacte en me fiant à ses écrits plutôt qu’à ses brefs propos entendus et aux commentaires de ses contradicteurs. C’est à la fois déçu et écoeuré que je ressors de cette lecture.
Ce qui domine avant tout dès les premières pages de ce livre, c’est le ton présomptueux de l’auteur. Il nous annonce qu’il va faire œuvre originale en rompant avec les « on dit », les « je crois », « les rancoeurs et les tabous idéologiques accumulés, sans cesse reproduits par une sous-littérature n’ayant d’historique que les apparences » qui ont dépouillé l’histoire de la traite des Noirs de sa substance et « permis l’enracinement de mémoires souvent antagonistes ». Une œuvre de titan en perspective, pour asseoir une vérité définitive destinée à constituer une mémoire unique!
Parce que pour Olivier Pétré-Grenouilleau « toute bonne histoire (…) est forcément comparative », il se donne pour visée l’écriture d’une histoire globale des traites négrières, à travers le temps et l’espace, en cernant « les logiques à partir des pratiques » qui ont constitué leurs phases successives. En d’autres termes, il propose de faire connaître la logique qui a commandé toutes les traites négrières ayant marqué l’histoire de l’humanité.
Malgré le ton présomptueux, l’idée paraît séduisante. Malheureusement, très vite, on se rend compte que l’auteur a une idée fixe dans sa recherche sur les différentes traites. Ce qui lui importe, c’est de savoir « pourquoi (l’Afrique) répondit-elle si favorablement aux demandes extérieures » en esclaves. Chercher à nous faire « comprendre (…) comment certaines logiques africaines ont pu s’accommoder de logiques extérieures (…), comment l’Afrique noire est concrètement et volontairement entrée dans l’engrenage négrier » est le but qu’il s’est donc fixé. Mais, avant même d’aller plus loin, le lecteur remarque que les adverbes « favorablement » et « volontairement » trahissent un jugement personnel qui est posé comme le préalable et le moteur de ses recherches. Le but de son travail n’est donc pas innocent.
A ce moment de la lecture du livre, celui qui a quelques connaissances des traites négrières ou qui a lu La traite des Noirs et ses acteurs africains de Tidiane Diakité, L’Esclavage en Terre d’islam de Malek Chebel, ou Le génocide voilé de Tidiane N’diaye, se dit qu’il y a quelque chose qui a échappé à ces derniers auteurs. Mais voilà que Pétré-Grenouilleau déçoit en avançant sous la marque du « magister dixit » et non point avec les archives des différentes époques pour interpréter les événements.
Malgré tout, on attend avec impatience les éléments témoignant d’une logique sociale ou naturelle propre aux africains et qui les a rendus « favorables » à la traite des leurs pour les y lancer « volontairement ». On découvre que c’est en usant du conditionnel (p.102) qu’il avance les « deux éléments (qui) auraient donc été finalement à l’origine de la naissance plus ou moins simultanée de la traite négrière et du mode d’organisation des sociétés d’Afrique noire ». Pétré-Grenouilleau émet clairement donc l’hypothèse selon laquelle la traite négrière serait née en même temps (« simultanée ») que l’organisation en sociétés des africains. Il veut nous faire croire que dans la formation de toute forme de sociabilité, l’Africain a introduit l’esclavage dans ses relations avec ses voisins immédiats. La traite est donc innée chez les Noirs puisque l’esclavage est inhérent à leurs sociétés. Dès lors, l’auteur des Traites négrières peut se permettre d’émettre cette autre hypothèse selon laquelle la traite arabo-musulmane ne serait qu’une suite logique de l’esclavage traditionnel africain. Enfin, il conclut, satisfait, que l’« On comprend alors la rapidité de la réponse africaine au renforcement de la demande européenne en captifs, à partir de la seconde moitié du XVII è siècle. La matière première – le captif – était là, abondante, et parfois encombrante » ! Oui, vous avez bien lu. L’Afrique était encombrée d’esclaves ; et l’Europe s’est contenté de la débarrasser du trop plein.
A partir de ce moment de son livre, Pétré-Grenouilleau a le sentiment de détenir une vérité absolue. En théorisant sur les traites négrières en marge des archives, en situant sa thèse à l’origine de la formation des sociétés africaines que personne n’a connue, l’auteur emprunte une démarche pseudo scientifique pour aboutir à une affirmation qu’il voudrait une vérité générale et absolue. On peut dire qu’avec ce livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau, on quitte la démarche de la recherche pour entrer dans le roman de la traite négrière. L’objet du livre apparaît alors clairement être la déculpabilisation de la conscience européenne vis à vis de la traite atlantique.
Nous savons que la preuve de la contribution active des Noirs eux-mêmes à la traite négrière arabo-musulmane et atlantique a été établie avec certitude par différents auteurs dont ceux cités plus haut. Nous savons comment, progressivement les Noirs sont devenus des ardents défenseurs de l’esclavage au point d’avoir été, avec les négriers du XIX è siècle, les derniers adversaires du mouvement abolitionniste européen. Mais ce qui est inadmissible dans la démarche d’Olivier Pétré-Grenouilleau, c’est non seulement l’affirmation du caractère inné de l’esclavage chez le Noir, mais également le mélange des époques qu’il fait dans son livre. Quand il parle de cette inclination des Noirs à la traite, on ne sait pas toujours s’il parle d’une inclination qui date de la traite atlantique, de la traite arabo-musulmane ou d’une pratique antérieure à ces deux époques. Vu que personne ne peut soutenir que la traite négrière pratiquée en Nubie aux temps des pharaons était un phénomène général en Afrique, il convient de qualifier ses affirmations de hasardeuses et gratuites.
En fait, aux yeux d’Olivier Pétré-Grenouilleau, toutes les archives d’Europe qui ont constitué la source des différentes publications sur la traite atlantique et qui relatent les manœuvres européennes pour contraindre les Africains à leur fournir des esclaves ne sont que mensonges. Toutes les oppositions locales à la traite atlantique que mentionnent les textes de l’époque ne sont pas, selon lui, dignes de foi. Ainsi, il s’arroge le droit, comme tout bon dictateur – mais dictateur d’idées – de décréter qu’il est le maître incontestable de l’histoire des traites négrières et par voie de conséquence de l’esclavage. Malheureusement, l’affirmation sur laquelle est bâti tout son travail n’a rien à voir avec une réalité historique ; et le fait qu’il n’a nullement cherché ailleurs d’autres logiques qui auraient pu servir de moteurs à l’adhésion des Africains à la traite des leurs trahit son souci de justifier le rôle des Européens dans la traite atlantique.
La violence et l’asservissement de l’autre sont certainement à l’origine de toutes les sociétés humaines, sans distinction de couleurs. C’est ce qui faisait dire au philosophe anglais Thomas Hobbes (17 è S.) que « l’homme est un loup pour l’homme » ; idée reprise à Plaute (255-184 av. J.C.) qui fut le premier à l’affirmer. Appliquer cette vérité communément admise à la seule Afrique pour justifier son attitude « favorable » et « sa volonté » d’implication dans la traite atlantique me semble indigne d’un universitaire. D’autre part, n’est-il pas admis aujourd’hui – à la suite de Jean-Jacques Rousseau – que le développement des sciences et des arts ont largement contribué à l’asservissement de l’autre pour en tirer le plus de profit possible ? Si l’esclavage que connaissaient toutes les sociétés humaines a atteint son point culminant avec la traite atlantique, c’est grâce au développement de la navigation, de l’architecture et le goût du luxe. L’auteur des Traites négrières semble reconnaître lui-même ce facteur quand il parle de « la révolutionnaire expansion mondiale de l’Europe » grâce d’une part aux banquiers qui fournissaient le capital et la technologie, et grâce d’autre part aux marins qui permirent l’établissement d’empires commerciaux en Afrique et en Asie et la colonisation de terres américaines. La traite négrière pratiquée en Nubie aux temps des pharaons et l’esclavage pratiqué en Europe - dans l’antiquité et à une époque plus moderne avec le servage - n’ont donc aucune commune mesure avec la traite Atlantique.
A vrai dire, la renommée soudaine et éclaire de Pétré-Grenouilleau tient moins à l’affirmation de l’implication des Noirs dans la traite négrière atlantique (d’autres l’ont également prouvé) qu’à la circonstance favorable qui s’était offerte à lui avec le débat suscité par la guyanaise Christiane Taubira à travers sa proposition de loi qui a abouti en 2001 à la reconnaissance de ce commerce et de l’esclavage qui en a résulté comme crimes contre l’humanité. On comprend pourquoi le succès médiatique qu’a connu alors l’auteur des Traites négrières n’a nullement entraîné le succès du livre en librairie.
Demain, un autre Olivier Pétré-Grenouilleau s’élèvera pour asseoir comme une vérité absolue que les africains ont « favorablement » accepté la colonisation de leurs terres et contribué « volontairement » à son pillage par les sociétés européennes sans nullement tenir compte des luttes d’influences qui se déroulent aujourd’hui en Afrique. Mais ne pourrait-on pas se demander si la France n’a pas une inclination naturelle à l’asservissement. Les serfs (forme élégante pour désigner les esclaves européens au Moyen Âge) dont le travail permettait à quelques individus de vivre dans l’oisiveté et passer le plus clair de leur temps à l’entretien de la blancheur de leur peau - quand ils ne chassaient pas ou ne guerroyaient pas pour agrandir leurs domaines – avaient-ils l’état de servitude inné ? Les Chinois et les Indiens avaient-ils l’esclavage inhérent à leur culture pour avoir été transportés dans les Caraïbes ? Il faudra sans doute un jour envisager un traité pour comprendre le moteur de cette inclination des Européens blancs des siècles passés à mettre tous ceux qu’ils rencontraient en esclavage.
Raphaël ADJOBI
Titre : Les traites négrières (558 pages)
Auteur : Olivier Pétré-Grenouilleau
Editeur : Gallimard (collection : Folio histoire), 2004