Noir négoce
(Olivier Merle)
On peut croire d'emblée qu'avec ce livre Olivier Merle signe l'un des plus beaux romans sur l'esclavage. C'est, sûrement, le roman que tous ceux qui se piquent de littérature aimeraient écrire sur le sujet. Dans Noir négoce, il reprend les arguments européens essentiels avancés pour justifier la traite négrière, mais également les lois et les sentiments méprisants qu'ils ont générés, afin de les analyser au regard d'une raison non intéressée par ce commerce. On imagine aisément que ce livre a nécessité une abondante documentation au point où l'on peut se demander s'il faut le qualifier de roman documentaire ou de documentaire romancé.
Le 17 novembre 1777, Jean-Baptiste Clertant, alors âgé de 18 ans, fraîchement sorti de l'Ecole d'hydrographie du Havre et donc la tête pleine de la science de la navigation, embarque sur l'Orion appartenant à l'armateur Dumoulin, en qualité de second lieutenant. Malgré son érudition, c'est donc avec « beaucoup d'inexpérience, d'insouciance, d'enthousiasme et de confiance dans la vie » - et cela est fort heureux pour le lecteur - que le jeune homme va parcourir la route du commerce dit triangulaire. Voilà donc notre Candide au pays de l'esclavage !
Sur l'Orion en partance pour les côtes africaines, la présence de deux anciens esclaves noirs devenus marins et la rudesse dont ils sont l'objet susciteront chez le jeune homme ses premières interrogations et des réflexions sur le racisme à l'égard des noirs. « Mais est-ce qu'on sait pourquoi les Noirs sont noirs, et pas blancs comme tout le monde ? » La réponse de son interlocuteur est cinglante : « Et sait-on pourquoi les Blancs sont blancs et pas noirs comme tout le monde ? » Vous l'aurez compris : dans ses premières pages, le livre tente subtilement de poser les bonnes questions sur le racisme anti-noir qui était, jusqu'au 18è siècle, l'oeuvre exclusive des élites politiques et commerçantes. Le commun du peuple vivant dans la presque totale ignorance du commerce des nègres et encore plus des théories qui le soutiennent, lorsqu'il voyait un noir ne retenait que l'étrangeté de la couleur de sa peau ; il ne disait point : « tiens, voilà un meuble ! » Ce sont bien les élites qui ont fait des Noirs des meubles et ont obligé le peuple à le croire par un enseignement régulier de génération en génération.
Le contact avec l'Afrique va permettre à Jean-Baptiste Clertant de découvrir une réalité insoupçonnée : comment on passe du statut d'homme à celui de l'animal aux yeux des autres hommes. Réalité faite d'ingénieuses brutalités et de mépris devant lesquels les Européens tentent de se donner bonne conscience en récitant leurs théories comme des incantations qui transforment leur inhumanité en masque de philanthrope ou en bouclier nécessaire contre une éventuelle agression de la marchandise à convoyer. Il découvre en effet que « les tenants de l'esclavagisme possédaient des arguments, organisés suivant une véritable théorie raisonnée, éloignée de toute improvisation ». Ici, le héros formule des questions - notamment sur les fournisseurs locaux, ou comment mettre fin à la traite - et aboutit à des réponses que chacun peut soumettre à sa propre réflexion afin d'asseoir son propre jugement plutôt que de parler sous le patronage de prétendus spécialistes des traites négrières.
Car que savaient-ils de l'esclavage et de l'état d'esclave, ces raisonneurs ? Et qu'en savons-nous ? Savez-vous comment vivaient les quatre cents ou cinq cent captifs africains rangés comme des cuillères pendant quatre ou cinq semaines à bord d'un navire négrier avant l'abordage des côtes antillaises ou américaines ? Savez-vous comment les négriers vivaient pendant cette traversée et quels étaient les rapports qu'ils entretenaient avec la marchandise humaine qu'ils transportaient ? Sur cent captifs embarqués, savez-vous combien mouraient à cause des conditions insalubres et étaient jetés à la mer pour nourrir les poissons ? Pour cela, il vous faut embarquer avec le héros et vous imaginer dans les conditions de vie des captifs et découvrir en même temps la mentalité et les habitudes des négriers.
L'arrivée aux Antilles enseignera à Jean-Baptiste Clertant les tractations qui régissent ce commerce mais lui fera découvrir surtout les inégalités établies entres les gros békés ou grands blancs, les petits blancs et les "gens de couleurs", c'est à dire tous ceux qui ont un soupçon de sang noir ou blanc dans les veines. Quant au nègre, « non [...], le nègre n'est pas sur l'échelle sociale des êtres humains » ! Le héros a tout lieu de croire que ce qui se peignait sous ses yeux était étranger à la société des hommes et qu'il découvrait « les us et coutumes de créatures d'une autre planète plutôt que ceux de territoires appartenant aux royaumes de France ».
Nourri de toutes ces expériences, y compris celle de l'amour, à son retour en France après six mois d'absence, Jean-Baptiste Clertant va se placer du côté de ceux qui combattent les lois et les primes versées aux armateurs pour les inciter à convoyer les africains vers les colonies.
Ceux qui agitent la contribution des africains à la traite atlantique comme un étendard qui confère innocence et bonne conscience devraient lire ce livre et se voir de bon biais, comme dirait Montaigne. Dans tout complot criminel, l'instigateur qui est également pourvoyeur de l'arme et le bénéficiaire final du crime est plus durement puni par rapport à son complice rabatteur. Aussi, on ne peut mettre sur le même pied d'égalité l'avidité et le projet destructeur préparé et nourri en Europe qui a permis de stimuler l'esprit de quelques chefs africains, et le rôle que ceux-ci ont joué contre les leurs. Appartient-il aux Allemands d'aujourd'hui de juger du degré de complicité des Français qui ont collaboré aux forfaits nazis ? Il me semble indigne que des Européens se permettent de montrer du doigt les rabatteurs africains. A ces esprits imbus de bonne conscience, je destine ces mots du livre : « La traite n'est que la conséquence de l'esclavage des noirs en Amérique, et non point l'inverse. [...] Si vous cessez d'aspirer d'un côte, ça cesse de se vider de l'autre ». Il fallait donc que l'aspirateur cessât de fonctionner.
Raphaël ADJOBI Lecture complémentaire : La traite négrière atlantique dans nos manuels scolaires
AUTRE ARTICLE POUR LES ENSEIGNANTS ET LES ELEVES : Noir négoce pour les collégiens
Titre : Noir négoce (396 pages)
Auteur : Olivier Merle
Editeur : Editions de Fallois, février 2010.