Laurent Gbagbo, la CPI et la crise de la conscience africaine
Laurent Gbagbo, la CPI et la crise de la conscience africaine
Ordinairement, les bruits des bottes coloniales de l'Europe piétinant l'Afrique ne nous parviennent pas ou nous parviennent étouffés, déformés. Pire, les Africains qui en sont les victimes ignorent souvent l'identité du porteur de ces bottes au point parfois de les attribuer à un dieu salvateur. C'est ainsi que dans le silence et l'ignorance prospère le colonialisme français. Cachant les véritables raisons de sa présence en Afrique, la France s'applique depuis toujours à diaboliser les opposants locaux à ses entreprises, à entretenir les foyers de discorde provoquant ainsi des heurts afin d'avoir des raisons de maintenir ses armées sur place.
Depuis la première moitié du XIXe siècle, ce scénario bien réglé que Just-Jean-Etienne Roy* a admirablement détaillé dans sa magnifique Histoire des colonies françaises - un manuel destiné à l'enseignement catholique et enregistré à la bibliothèque des écoles chrétiennes en 1860 - a toujours si bien fonctionné que nul ne s'avise à le voir changer. La France a même fini par persuader l'Afrique francophone que c'est le sort naturel qui lui est assigné dans le concert des nations. Aussi celle-ci voit-elle ses enfants déportés, martyrisés, injustement accusés et tués par les mains coloniales tout en fermant les yeux pour ne pas avoir à réfléchir et à exprimer des sentiments qui seront aussitôt causes d'autres châtiments. Terrorisée, recroquevillée sur elle-même, l'Afrique francophone a donc pris l'habitude de laisser à la main coloniale le soin de lui choisir ses dirigeants ; et chaque fois, elle pavoise de la manière la plus bruyante possible pour mieux cacher sa peur.
La goutte d'eau qui a fait déborder le vase
C'est donc sûr de son impunité et de son pouvoir de propagande pour diaboliser les Africains opposés à ses projets et donc à ses intérêts que la France et son préfet nègre font emprisonner Laurent Gbagbo à la prison internationale de La Haye en 2011, après avoir bombardé durant plusieurs jours sa résidence à Abidjan puis l’en avoir extirpé.
En notre âme et conscience, quel Français, quel Européen, quel Africain n'était pas certain que Laurent Gbagbo serait vite oublié dans les geôles de l'Europe ? Quel Français, quel Européen, quel Africain avait cru qu'une poignée de personnes réussiraient à faire de lui l'étendard de ralliement d'une grande majorité des peuples d'Afrique et le caillou dans la botte coloniale française ? Si aujourd'hui Laurent Gbagbo passionne l'Afrique toute entière et bouscule les consciences en Europe, c'est sûrement parce que le continent noir refuse d'être cette image d'Epinal que la France a plantée dans l'esprit de ses citoyens. En d'autres termes, si la coupe a débordé, c'est sûrement parce qu'elle était pleine. Etat de chose que nous montrerons plus loin.
Force est de reconnaître dès maintenant qu'en janvier 2016, lors de la réouverture du procès de l'illustre prisonnier – procès ajourné en 2013 pour preuves insuffisantes contre le prévenu mais non accompagné de sa libération provisoire ! – la procureure Fatou Bensouda, venue de la profonde Afrique et chargée de remplir l'un des plateaux de la balance judiciaire des maux devant décider définitivement du sort de Laurent Gbagbo, récita avec tant d'exactitude le chapelet des préjugés coloniaux contre les Noirs qu'elle indigna l'Afrique entière. A l'heure où – grâce aux nombreux documentaires révélant la main manipulatrice de l'Europe dans toutes leurs affaires – les Africains sacralisent pour ainsi dire les combats de Patrice Lumumba, de Thomas Sankara, de Sekou Touré et de Kouamé N'kruma, dire devant cette Cour internationale, suivie par des millions de Noirs, que Laurent Gbagbo a lutté et accédé au pouvoir en 2000 pour le conserver par tous les moyens, c'est travestir toute l'histoire de la lutte pour le multipartisme et la démocratie en Côte d'Ivoire et par la même occasion celle des luttes pour l'indépendance économique de l'Afrique ! Demander la condamnation du prévenu en soutenant devant la Cour pénale internationale que c'est son refus de quitter le pouvoir qui est la cause des violences et des crimes du conflit postélectoral, c'est n'attacher aucune considération aux constitutions africaines qui, comme ailleurs dans le monde, confèrent le pouvoir de président de la République à l'élu du peuple. Cette interprétation fallacieuse de la réalité de l'Histoire africaine par une Africaine – qui ne faisait rien d'autre que répéter la décision unilatérale des Occidentaux en marge des règles d'un pays du continent noir – est apparue tout à fait insupportable aux Africains ! Ceux-ci ont eu le net sentiment de revivre les heures tristes des temps anciens où le colon était l'heureux spectateur du nègre donnant avec beaucoup d'application le fouet à un autre nègre !
L’affirmation de madame Bensouda selon laquelle Laurent Gbagbo s'est accroché au pouvoir est un discours éminemment politique. Car c'est faire entendre qu'il a perdu le pouvoir mais n'a pas voulu le céder. Et quand on sait que personne n'a pu donner la preuve que Laurent Gbagbo avait effectivement perdu les élections, personne – surtout pas une cour de justice internationale – ne doit s'autoriser à insinuer une pareille accusation pour condamner le prévenu. Procéder de la sorte, c'est transformer la CPI en un nouveau Nuremberg* où les alliés se réunissent pour condamner purement et simplement le perdant.
Puisque Madame la procureure Bensouda a par ailleurs clamé haut et fort que la Cour pénale internationale n'a pas à se prononcer sur « qui a gagné les élections de 2010 et qui les ont perdues » mais sur les crimes survenus après les élections, il convient de retenir une fois pour toutes que Laurent Gbagbo était officiellement le président de la république reconnu par les institutions de la Côte d'Ivoire au moment des faits. Dès lors, il appartient à la CPI de répondre à ces questions : quel tribunal humain est en droit de condamner un chef d'Etat qui défend l'intégrité de son pays contre un adversaire armé ? Même en supposant que ni l'une ni l'autre des deux parties n'avait de légalité constitutionnelle, quel tribunal humain a le droit de dire que parmi les victimes d'une telle confrontation, celles-ci sont plus importantes que celles-là ?
La CPI, une cour de justice ou une cour de vengeance ?
Nous disions plus haut que le discours de madame la procureure n'était qu'une somme des préjugés européens à l'égard de l'Afrique. Nous pouvons ajouter à cela que le jugement qui va être rendu à La Haye se fera selon la conception européenne de l'humanité. Oui, de même que l'Europe a décrété en 2010 que le président qu'elle a choisi et imposé en Côte d'Ivoire est le seul choix démocratique possible – parce que Europe égale démocratie et Afrique égale barbarie – de même dans ce procès, l'Europe a décrété dès le départ que seule la mort des partisans de M. Ouattara est un crime contre l'humanité. L'Europe, accrochée à sa vieille habitude impérialiste, continue de se voir comme représentant l'humanité toute entière et donc en droit de dire ce qui est humain et ce qui ne l'est pas. Que la CPI sache que le monde entier, en son âme et conscience, estime – en reprenant les termes du philosophe Alain Badiou* – qu’il est absolument « scandaleux, du point de vue de la justice élémentaire, de laisser entendre, même sans le vouloir, même indirectement, qu'il y a des parties de l'humanité qui sont plus humaines que d'autres ».
En effet, au lieu de voir le malheur à l'échelle de la Côte d'Ivoire, voire même à l'échelle de l'humanité toute entière, les déclarations de madame Bensouda l'ont restreint à la seule identité des dioulas qui auraient été fauchés sur le marché d'Abobo et ailleurs. En d'autres termes, ce qui compte aux yeux de la procureure et de ceux qui la soutiennent dans son argumentation pour condamner Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, ce n'est point le malheur lui-même, mais l'identité des victimes. « Or, ajoute Alain Badiou, l'idée que ce qui compte dans un malheur est seulement l'identité des victimes est une perception périlleuse de l'événement tragique lui-même, parce qu'inévitablement cette idée transforme la justice en vengeance ».
Que la CPI et l'Europe retiennent donc que la sentence qui sera prononcée contre Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sera regardée par toute l'Afrique et les penseurs européens comme une vengeance du camp d'Alassane Ouattara et du pouvoir impérial français. Et comme telle, elle ne peut que préparer des lendemains sombres ; car « la vengeance, loin d'être une action de justice, ouvre toujours un cycle d'atrocités ».
Quand l'ignorance devient européenne et la connaissance africaine
Le procès qui a lieu à La Haye depuis 2013 ne peut raisonnablement occulter le contexte socio-politique de l'Afrique francophone en général et de la Côte d'Ivoire en particulier, où l'omniprésence de la France constitue une influence politique et militaire considérable. Non, ce procès ne peut être raisonnablement mené sans tenir compte du triomphe du capitalisme mondialisé et de la contribution de la France à ses méfaits. Ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire ne se résume pas à une simple contestation d'une élection ayant conduit à des troubles avec d'innombrables victimes ; c’est surtout la marque violente de la mise en œuvre de nouvelles pratiques impériales que met en place l'occident pour étendre mondialement le capitalisme.
La déstabilisation systématique des états lointains par l'Europe est désormais connue. L'Irak, la Libye, la Tunisie, le Mali, la Centrafrique, la Syrie, le Yémen sont présents dans l'esprit de tous. Malheureusement en Europe et particulièrement en France, hormis quelques penseurs, la géopolitique laisse les peuples indifférents. Seuls ont de l'importance à leurs yeux l’emploi et la consommation. Mis à part les Grecs, la décrépitude des états sous les coups de boutoir du capitalisme qui voudrait tout privatiser en portant atteinte aux conquêtes sociales ne suscite guère de réactions de masse chez les Européens. En France cette passivité est particulièrement favorisée par un système politique qui, mettant pour ainsi dire le peuple sous cloche, autorise le seul président de la république à s'aventurer à l'extérieur les armes à la main pour assurer à tous la pitance quotidienne. Pendant que les Français sont ainsi enfermés dans leur caverne et refusent de voir la lumière extérieure et le terrain de chasse de leur président qu'ils ont pourvu de toutes les armes modernes, les Africains n'ont cessé depuis une décennie – et plus intensivement encore depuis 2010 – de disséquer et d'analyser les relations entre la France et l'Afrique pour en tirer des conclusions justifiant aujourd'hui leurs regards et leurs discours très critiques.
Partout en Afrique, partout en Europe, hommes et femmes multiplient les échanges d'informations sur la politique africaine de la France. Sur les réseaux sociaux, ils postent des vidéos fustigeant l'obligation que la France fait aux pays francophones de laisser plus de la moitié de leurs gains financiers sur la vente de leurs produits d'exportation à la Banque de France. Tous sont conscients de cette confiscation de l'argent de leur pays et la considèrent comme une injustice, un braquage institutionnalisé. Etat de fait que presque tous les Français ignorent. Aujourd'hui, n'importe quel Africain francophone sait que l'indépendance d'un pays est inséparable de la maîtrise de sa propre monnaie. Par conséquent, chacun sait que le franc des colonies françaises d'Afrique (Fcfa) – toujours frappé en France, à Chamalières (Puy-de-Dôme) – imposé comme monnaie d'échange à l'intérieur des pays francophones est une marque de dépendance désormais insupportable. Au nom de sa dignité bafouée par ces dispositions, tout Africain de ce XXIe siècle regarde la France avec animosité et non plus avec crainte. Pendant ce temps, parce qu’aucune institution ne contrôle les actions extérieures du président, le peuple français demeure ignorant de son histoire avec l'Afrique et donc du sentiment que l'on nourrit contre son système prédateur.
Pour tous les Africains francophones, l'immixtion de la France dans le choix de leurs dirigeants est devenue désormais intolérable pour une raison simple : ils savent reconnaître ceux qui sont porteurs de leur aspiration à une véritable indépendance économique et au respect de leur dignité. Les Africains savent que les deux éléments cités plus haut – la confiscation d’une partie des gains de leurs exportations et le franc cfa – joints à l'installation d'un pouvoir par la main coloniale, sont les grands facteurs du pillage de leurs matières premières. Voilà le nerf de la guerre qui a suivi les élections présidentielles ivoiriennes de 2010. L'Afrique refuse désormais que l'Europe continue à se considérer le représentant de l'humanité toute entière. L'Afrique refuse à l'Europe ce persistant héritage impérialiste qui fait de sa parole une parole d'évangile.
La Cour pénale internationale ne peut pas se permettre de juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en excluant l'histoire de la marche laborieuse de la Côte d'Ivoire et de l'Afrique vers le multipartisme et le respect des institutions. Elle ne peut pas non plus juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en ignorant le poids du capitalisme français qui pèse sur l'Afrique durant cette ère de mondialisation du capital qui déstabilise de nombreux états. Les autorités de la France de 2004, qui avaient faussement accusé Laurent Gbagbo d'avoir bombardé leur camp militaire à Bouaké et tué neuf soldats pour justifier leur volonté de le chasser du pouvoir, sont aujourd'hui poursuivies par les familles des victimes qui les accusent d'être les vrais instigateurs de cette tuerie. En janvier 2016, un Français est entré dans le gouvernement ivoirien pour prendre la direction des grands travaux, c’est-à-dire attribuer les grands chantiers du pays aux entrepreneurs qu'on imagine forcément français. Ce sont là deux faits évidents qui illustrent la présence de la main manipulatrice de la France sur la vie politique de la Côte d’Ivoire.
Ce serait faire preuve d'une grossière ignorance ou d'un insultant mépris de l'Afrique que de juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en marge de données historiquement connues et vérifiables justifiant des actions étrangères dans les événements ivoiriens et africains. Enfin, condamner Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé parce qu'ils auraient tué des dioulas serait transformer la CPI en une arme vengeresse.
* Just-Jean-Etienne Roy : Histoire des colonies françaises, 1860 ; édit. Mame et compagnie.
* Nuremberg : ville allemande choisie par les alliés pour y juger, devant un tribunal militaire international, 24 hauts dignitaires et 8 organisations du régime nazi, entre le 20 novembre 1945 et le 1er octobre 1946.
* Alain Badiou : Notre mal vient de plus loin ; penser les tueries du 13 novembre ; Ouvertures Fayard, 2016.
Raphaël ADJOBI