Les faiblesses des médias français révélées par l'affaire Dominique Strauss-Kahn
Les faiblesses des médias français révélées
par l'affaire Dominique Strauss-Kahn
Je vous donne à lire ici un excellent article d'Emmanuelle ANIZON, publié dans la revue Télérama du 25 mai 2011, dans lequel elle montre une presse française pleine de tabous et des secrets, incapable de mener des enquêtes hors des canaux officiels ; une presse française qui reprend les mêmes credo que les politiques quand il s'agit des moeurs sexuelles. Quand les médias se joignent presqu'unanimement aux hommes politiques pour juger qu'abuser d'une femme étrangère dans un hôtel où l'on est de passage relève de la vie privée, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond dans l'esprit des journalistes français. Comment peut-on confondre adultère et viol ou tentative de viol ? Chez tous, la raison s’efface devant la longue amitié, la haute stature sociale et politique d’un français. Par ailleurs, l'article nous découvre le passé de Dominique Strauss-Kahn ; un passé fait de rumeurs persistantes puis de vérités non dénoncées ou étouffées. Un passé où cet homme apparaît comme un prédateur qui, en France, inspirait une véritable peur dans les milieux journalistiques féminins. Un article long, très long, mais riche, très riche ! Vous n'aurez pas besoin de lire un autre texte sur le sujet après avoir lu celui-ci parce qu'il est la somme et l'analyse de tout ce qui a été écrit. Dans les crochets sont placées mes brèves réflexions personnelles.
L'affaire DSK fera-t-elle évoluer les médias ?
La presse française savait que l'ex-président du FMI avait un "problème". Elle n'a pas enquêté. Doit-elle se remettre en cause ? Les rédactions s'interrogent.
Un article d'Emmanuelle ANIZON
Quand il a été accusé par la femme de chambre, on a entendu « C'est un complot », « Ce n'est pas son style », ou encore « C'est un troussement de domestique » (Jean-François Khan) et puis, « Il n'y a pas mort d'homme » (Jack Lang). Quand il a été exhibé, non rasé, abattu, menotté dans le dos, au regard avide des médias, on a aussi entendu « Le pauvre », « Trop dur », « Aucun respect de la présomption d'innocence », « justice de barbares ». Robert Badinter, Elisabeth Guigou... [On n'a jamais lu ou entendu de tels propos quand Simone et Laurent Gbagbo ont été exhibés et livrés aux molestations des partisans de son adversaire]. Quand il a été incarcéré dans une prison sordide, il y a eu : « Mais il n'y a pas de cellule VIP ? Pas de traitement particulier ? » Quand enfin les médias américains ont attaqué leurs confrères français sur le thème : « Mais vous saviez qu'il avait un comportement sexuel étrange ? Vous n'avez pas enquêté ? », ils se sont entendu répondre : « Ce n'est pas notre job. »
On pourrait encore, cruellement, égrener les exemples. Le choc DSK, dimanche 15 mai 2011, a d'abord été un choc de cultures : deux justices, deux mondes journalistiques et, à travers eux, deux visions de la société. D’un côté – on caricature un peu -, une Amérique puritaine, légaliste et égalitariste permettant à une parfaite incarnation du prolétariat mondial – une femme de ménage noire immigrée – d’attaquer en justice un des hommes les plus puissants de la planète. De l’autre – on caricature toujours -, une France latine, jouisseuse et machiste, respectueuses des puissants, avec ses réflexes de castes, ses connivences de classes, ses rapports incestueux entre journalistes et politiques… Le choc a fait mal. Immédiatement, la « bande grégaire et endogame des mâles blancs bourgeois » français, comme nous le souffle joliment le professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre François Cusset, est monté sur ses ergots pour défendre un des siens. BHL, l’autre star à initiales, a donné le ton en écrivant dès le lundi matin, sur son site, puis sur celui du Point, une « Défense de Dominique Strauss-Kahn », cet « ami de vingt-cinq ans ». Où l’on peut lire, entre autres : « J’en veux au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre » [C’est à peine croyable qu’un intellectuel français demande à ce que tout le monde ne soit pas traité de la même façon devant la justice !] , « à cette presse tabloïde new-yorkaise, honte de la profession », « à tous ceux qui accueillent avec complaisance le témoignage de cette autre femme, française celle-là, qui prétend avoir été victime d’une tentative de viol du même genre », etc. Certes, il n’a pas dit qu’il en voulait à la femme de chambre. Face à ce brillant réquisitoire, les médias américains ont répliqué violemment, comme cet éditorialiste de la National Review : « Je suis fier de vivre dans un pays dans lequel une femme de chambre peut faire débarquer un dirigeant international d’un avion en partance pour Paris. Si ce genre de chose est impossible en France, eh bien, honte à la France et à Lévy. » Le New York Time, en une, a même brocardé le "code of silence" des médias français, hérité des secrets d’alcôve de la royauté, s’étonnant par exemple « qu’il n’y ait eu aucune investigation journalistique quand M. Sarkozy a nommé Frédéric Mitterrand ministre de la Culture, alors qu’il avait écrit des mémoires décrivant en détail comment il avait payé pour coucher avec de "garçons" en Thaïlande ».
On s’est invectivé, on a discuté. Les Latins sont venus se défendre dans les médias anglo-saxons, et vice versa. Au fil des jours, le débat a évolué. Dans les rédactions et les cafés, on s’est interrogé : Qu’avait-on su qu’on aurait dû dire ? Faut-il enquêter sur la vie privée ? [Mais forcer une étrangère à avoir avec vous une relation sexuelle alors que vous êtes de passage dans un hôtel relève-t-il encore de la vie privée ? Je dis NON !] Et si oui, où mettre le curseur ? Où finit la drague, où commence le harcèlement ? A partir de quand un comportement privé a-t-il un impact sur la sphère publique ? Est-ce qu’un comportement sexuel « hors norme » a une conséquence sur la capacité à gouverner, comme le pensent les Américains ? Que révèle cette affaire DSK de nos manquements démocratiques ?
« Les filles ne portent pas plainte car on vit dans un pays
Horriblement macho où les puissants sont protégés »
Sylvie pierre-Brossolette, Le Point.
Sur DSK, tout le monde a dit « on savait ». Mais on savait quoi ? Dans les rédactions, on savait par exemple que le politique multipliait auprès des consoeurs les remarques lourdes, textos insistants, gestes appuyés, rendez-vous pièges… à tel point que certaines journalistes n’allaient plus interviewer DSK seules. Et que l’une d’entre elles aurait parlé de tentative de viol sans porter plainte. Aurait-il fallu alors enquêter ? Ce n’est pas dans la tradition française [Quel aveu terrifiant sur l’esprit français !], comme l’a vérifié Lucie (nous l’appellerons ainsi), jeune et jolie journaliste dans un quotidien du Val-d’Oise. En 2003, DSK lui donne rendez-vous pour une interview au bar d’un hôtel luxueux du 8è arrondissement de Paris, le Royal Monceau. Elle est intimidée, face à l’ancien ministre de l’Economie. Mais sur place, pas moyen de poser une question : DSK, devant son Perrier (dans lequel il rince sa lentille), ne lui parle que de sa beauté. Les chambres ne sont pas loin, juste au-dessus. Elle refuse de comprendre. Voyant qu’il ne se passera rien, il se lève et s’en va, coupant court à l’entretien. « Il ne s’est rien passé de grave, raconte-t-elle. Mais la grossièreté, le sentiment d’impunité tranquille… on se sent désarmée. » Lucie a raconté à sa rédaction. En a même ri. Parce que, dans le pays de la gaudriole, il faut en rire. Il y a tellement d’histoires de cul entre politiques et journalistes. Lucie n’a jamais rien écrit sur le sujet. Parce que ça ne se fait pas, que tout ça n’est pas grave. « Ce n’était pas un crime », comme on a si souvent entendu dire ces derniers jours. [C’est la même réalité concernant les propos racistes des hommes politiques] il lui est juste resté ce petit malaise qui explique qu’aujourd’hui encore ces journalistes, pour certaines connues et écrivant en ce moment sur l’affaire, ne veulent pas qu’on les cite, gênées. « Je comprends qu’une fille ne porte pas plainte, même pour quelque chose de grave, remarque Lucie, qui travaille aujourd’hui dans un quotidien national. La société ne nous protégerait pas, nous pointerait du doigt, notre carrière sera barrée. » [C’est le même raisonnement que font les Noirs de France] Sylvie Pierre-Brossolette, directrice adjointe de la rédaction du Point, le journal qui publiait lundi la tribune enthousiasmante de BHL, résumait jeudi sur France Inter la situation : « Les filles ne portent pas plainte parce qu’on vit dans un pays horriblement macho, où la police a plutôt tendance à étouffer les affaires, les puissants sont protégés. » [Les Noirs ne peuvent que se réjouir de lire que ce qu’ils dénoncent depuis toujours soit reconnu comme une réalité par les femmes] Sans plainte, on ne peut pas écrire. Trop risqué. « On a cherché, pourtant, affirme un ex-journaliste de Libé, mais on n’a jamais trouvé de vraies preuves ».
Pendant toutes ces années, les médias se sont donc contentés d'un adjectif, "séducteur", et ont tourné autour du pot. A l'image de cet échange, paru dans L'Express en 2006 : à Dominique Strauss-kahn, l'hebdomadaire demande : "vous avez la réputation d'être un séducteur [mot très flatteur pour les hommes], craignez-vous le pouvoir de la rumeur dans la vie publique ?" Il répond : "Ce n'est pas une arme que j'utiliserai." A Anne Sinclair, le journaliste souffle un "souffrez-vous de la réputation de séducteur de votre mari ?" Elle rétorque : "Non, j'en suis plutôt fière ! [Voilà une femme qui confond séduire - synonyme de courir après les femmes pour les faire tomber en faute - et plaire qui veut dire susciter à la fois l'admiration et l'envie] C'est important de séduire pour un homme politique [Elle confond "séduire un public" et "séduire une femme"]. Tant que je le séduis et qu'il me séduit, cela me suffit. Je sais bien que, dans une campagne, les attaques ne se situent pas toutes à des niveaux stratosphériques, mais je suis un peu blindée sur le pouvoir de la rumeur". Elle a couru la rumeur. A la radio, Laurent Gerra finissait invariablement ses imitations de Dominique Strauss-Kahn par "I want to fuck" ; Stéphane Guillon appelait toutes les femmes de la station à se planquer à l'arrivée du patron du FMI. Le public riait (Note de l'auteur : Stéphane Guillon a fini par être viré). En 2006, le livre Sexus politicus brise le tabou, raconte dans un chapitre consacré à DSK sa vie de partouzeur, ses indélicatesses avec les journalistes et l'histoire de Tristane Banon, la jeune journaliste-romancière qui affirme avoir subi une tentative de viol en 2002, lors d'une interview de DSK. Le livre est un best-seller, vendu à deux cent mille lecteurs, traduit dans plusieurs langues... Bizarrement, rien ne bouge. Lorsque Dominique Strauss-Kahn est nommé à la présidence du FMI, en 2007, le journaliste de Libération Jean Quatremer, spécialistes des institutions internationales, écrit dans son blog : "Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). Or, le FMI est une institution internationale où les moeurs sont anglo-saxonnes. Un geste déplacé, une allusion trop précise, et c'est la curée médiatique." Le, blog fera à peine quelques vaguelettes. Lorsqu’en 2008 un journal américain révèle que Dominique Strauss-Kahn est soupçonné d’avoir abusé de sa position pour obtenir, au sein du FMI, les faveurs d’une subordonnée – ce que l’institution interdit -, le scandale éclate. Anne Sinclair monte au créneau pour défendre son mari, le FMI étouffe ce qui est présenté finalement comme un banal adultère. Et tout le monde (Français et Américains d’ailleurs) se fiche bien de ce que ladite subordonnée écrira, dans une lettre adressée au board du FMI : « M. Dominique Strauss-Kahn a un vrai problème, qui le rend inapte à diriger une institution où les femmes travaillent sous ses ordres. » Là encore, l’affaire se tasse. Et quand la candidature de DSK à la présidence de la République française se précise, la presse de gauche, ravie de son brillant champion, soutient sa campagne… et retient son souffle.
Dimanche, la violence de la claque a surpris tout le monde. L’affaire délie les langues. Dans les médias, on évoque déjà d’autres histoires, d’autres témoignages mettant en cause l’ex-patron du FMI… Mais ensuite ? Juste avant la présidentielle, l’affaire DSK va-t-elle ouvrir une nouvelle ère pour les médias français ? Chacun va-t-il aller débusquer sous ses tapis les petites histoires jusque là tues de mœurs, de tromperies et cure de « désintox » ? [Il ne faudra tout de même pas confondre adultère et agression sexuelle ou tout autre forme de pratique sexuelle qui conduit généralement le commun des français devant les tribunaux] Verra-t-on d’autres Bill Clinton, Gary Hart ou Eliot Spitzer fauchés en pleine ascension politique ? Les rédactions s’interrogent. Libération a même publié une page sur ces questionnements et ces déchirements internes. Conclusion : « Au vu de la vigueur des échanges depuis trois jours, on peut dire qu’il existe à Libé autant de points de vue que de journalistes, ou presque. » Ambiguïté, tortillements… Globalement, les journalistes français refusent de tomber dans la pudibonderie et l’hypocrisie à l’américaine, craignent les dérives et s’accrochent à l’article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. » Nicolas Demorand écrit que Libération « continuera à respecter la vie privée des politiques [En d’autres termes, si ce qui est arrivé aux Etats-Unis se produisait en France, on ne devrait pas en faire cas]. C’est un principe démocratique hypocrite aux yeux de certains, mais fondamental. Imparfait mais nécessaire [Pour les hommes ou pour les femmes ?]. Mettre ce principe au rancart conduirait à favoriser à court, très court terme, la victoire du « buzz » et du « trash » au nom de l’information de qualité ». Le Canard enchaîné explique que « L’information s’arrête à la chambre à coucher »… Edwy Plenel de Médiapart dit la même chose à la télé. Philippe Martinat, du Parisien, aussi : « Si la vie privée n’influe pas sur la vie publique, on n’a pas à en parler. » Jean Lesueur, directeur de la rédaction de France 24, n’est pas du tout d’accord : « Quand Pompidou part rencontrer Brejnev, alors que tout le monde sait qu’il est malade et très diminué par sa maladie ? Quand les médias racontent que François Mitterrand voit Kadhafi alors qu’il passe des vacances en Libye, avec sa fille Mazarine ? » Et va plus loin : « Et quand un dirigeant a des comportements qu’il n’assume pas et qui pourraient servir à du chantage ? »
En 2007, Béatrice Vallaeys, directrice adjointe de la rédaction de Libération, avait commandé un portrait de « DSK, président du FMI » à sa correspondante aux Etats-Unis, en lui disant : « Vas-y avec le photographe, pas seule. » A l’époque, rien n’avait transparu de cette conversation dans l’article. Aujourd’hui ? « Je lui dirais d’y aller, mais de raconter l’attitude de DSK dans son papier. Enfin… je crois. »
Emmanuelle ANIZON