La circoncision, cette mutilation que l'on veut ignorer
La circoncision, cette mutilation
que l'on veut ignorer
Il est difficile d'imaginer la misère quand on ne l'a pas vécue. Voir des miséreux ou même panser leurs plaies ne suffit pas pour faire de vous une victime de la misère. Ce que vivent les femmes excisées, les sentiments qui les animent quotidiennement, nuit et jour, aucun homme, aucune femme non excisée ne peut le connaître et le peindre dans toute sa plénitude. Même à la femme excisée il manque souvent le mot juste pour peindre la dépossession de son être. Quant à l'homme circoncis, nul besoin de le plaindre. C'est du moins ce que l'on croit. Mais si personne n'ose parler de ce qu’il éprouve, c'est bien de sa faute. Parce que son orgueil lui interdit d'émettre des plaintes, il se mure dans le silence.
Puisque l'on parle si peu des sentiments du circoncis, penchons-nous ici sur son cas. Osons ce que l’on cache à la multitude. Osons l’indicible vérité sur le circoncis. Mais avant toute chose, il convient de distinguer celui qui a été circoncis dès l’enfance et celui qui l’a été adulte après avoir connu des relations sexuelles. Cette distinction est de la plus haute importance ; car le circoncis qui n’a jamais connu de relation sexuelle dans l’état d’incirconcis est incapable de juger de la différence entre les deux états. Un aveugle de naissance peut-il avoir le même jugement sur le monde visible que celui qui a perdu la vue adulte ? Un manchot de naissance a-t-il la même souffrance de l’absence de son bras que celui qui l’a perdu adulte dans quelque accident ? Je ne le crois pas. Je ne le crois absolument pas du simple fait que l’un porte la nature de son être alors que l’autre porte en lui le traumatisme de la perte de ce qu’il possédait et dont il avait pleinement conscience.
L’adulte circoncis se considère avant tout comme un mutilé, au moins durant les dix premières années. Tout adulte ayant connu une vie sexuelle avant d’être circoncis et qui viendrait à nier cela est un menteur ! En fouillant mon passé, je ne vois que deux personnes qui ont osé publiquement reconnaître dans la circoncision une mutilation semblable à l’excision. Dans les années soixante-dix, sur l’unique chaîne de télévision ivoirienne, répondant à la question d’un journaliste, l’ethnologue Niangoran Boa avait mis sur le même pied d’égalité la perte de la sensibilité de la femme excisée et celle de l’homme circoncis. Une dizaine d’années plus tard, c’est un cousin qui, au cours d’une discussion entre amis, avoua regretter d’avoir choisi d’être circoncis. Me référant à ma propre expérience, j’osai un jour, lors d’une assemblée entre hommes, demander à mes amis pourquoi ils n’avaient pas prévenu les autres des graves conséquences de cette opération. Toute l’assemblée s’était alors fendue d’un éclat de rire. Personne ne répondit à ma question. On se taquina puis on se quitta. L’homme est orgueilleux. Sur sa vie intime, il n’aime guère reconnaître qu’il a eu tort.
Une mode née de l’imitation des musulmans
Quand on réfléchit bien, on se dit : « Comment ces jeunes gens pouvaient-ils reconnaître publiquement qu’ils avaient eu tort ? » Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, l’histoire de tous ces jeunes africains qui n’étaient pas nés dans la religion musulmane était partout la même ; à quelque chose près. Partout, ils entendaient clamer les bienfaits de la circoncision. En Côte d'Ivoire, ceux qui avaient osé subir cette opération s’en vantaient et usaient d’un terme bambara censé être péjoratif pour désigner ceux qui n’ont pas passé leur pénis par le tranchant de la lame : « Bracro » ; une déformation de « bilakoro » qui, selon Amadou Hampâté Bâ, signifie « laissé à vieillir », c’est-à-dire « en voie de maturité » (1). Ainsi donc pour les circoncis, les non-circoncis étaient des gens « en voie de maturité », des gens qui étaient encore dans l’enfance. Devant les moqueries de leurs amis, les jeunes gens couraient vers les infirmiers qui pratiquaient cette opération pour qu’ils les délivrassent du fardeau dont ils croyaient être chargés par la nature. C’est ainsi qu’en Afrique, dans les zones non musulmanes, de nombreux jeunes ont allègrement embrassé la mode de la circoncision.
Peu à peu, l’habitude s’est installée. Accédant au rang de père de famille, cette génération s’est empressée de faire circoncire ses enfants – presque toujours dès le berceau - pour leur éviter l'infamie. La pratique se généralisant, on prit soin de la justifier afin de la rendre nécessaire là où il lui manquait la force de la tradition musulmane. On se mit à vanter la propreté du pénis circoncis, à soutenir qu’il protégeait les femmes de certaines maladies comme le cancer du col de l’utérus et même du VIH.
Des maigres bénéfices de la circoncision
Pour ce qui est du bénéfice que les femmes tireraient de la circoncision, on peut dire que ceux qui y croient - médecin ou pas - sont dans le fantasme absolu tant que la démonstration de sa véracité ne sera pas faite et que l’ordre ne sera pas donné de les sauver en passant tous les pénis de la terre par la lame du rasoir. Quant à la propreté qu’assure la circoncision, elle est vraie. En tout cas, en Afrique, elle semble se justifier dans les zones sahéliennes et désertiques où les populations jouissent de peu d’eau et où la toilette se limite très souvent à de simples ablutions. Dans les zones de forêt où l’eau abonde et où les hommes et les femmes sont habitués à la douche quotidienne, la circoncision ne s’impose pas comme une pratique hygiénique. C’est une mode imbécile qui l’a imposée. S’il est vrai que l’argument hygiénique reste le seul valable pour la circoncision, il est également vrai que celui qui a conscience de la nécessité d’une hygiène quotidienne de son sexe et s’y plie n’a pas besoin de recourir à la circoncision. Cela laisse croire que tous les hommes de la terre gagneraient à veiller quotidiennement à la propreté de leur sexe. Cette recommandation s’adresse aussi aux femmes, même si l’excision n’a pas les vertus hygiéniques que l’on reconnaît à la circoncision. En tout cas, pour accoutumer les garçons à l’hygiène de leur sexe, dans certains hôpitaux, on conseille aux mères de commencer très tôt à libérer le gland du prépuce afin de laver l’un et l’autre lors de la toilette de l'enfant. Leçon à retenir par toutes les familles.
S'il est vrai que l'homme ne tire aucun bénéfice de la femme excisée qu'il trouve d'ailleurs moins expressive au lit, la femme de son côté n’éprouve pas plus de plaisir avec un circoncis qu’avec un incirconcis. Mais il est également certain que la sensibilité du gland étant plus faible, l’homme qui éjacule précocement voit ce phénomène diminuer considérablement une fois circoncis. Ce n’est pas pour autant qu’il faut conseiller la circoncision aux éjaculateurs précoces.
L’adulte nouvellement circoncis a besoin de beaucoup de temps pour retrouver un plaisir sexuel proche de son premier état. Une dizaine d’années lui sont nécessaires pour développer pleinement des sensations palliant l’insensibilité du gland. C’est comme celui qui a perdu un membre et qui développe une capacité ou une habilité nouvelle compensatrice. L’expérience laisse penser que le plaisir devient plus cérébral que « sensitif », intérieur qu’extérieur. Il faut dire que le gland ayant perdu ses propriétés sensitives externes au point de se frotter sans blessure aux sous-vêtements ou à tout autre corps extérieur, l’esprit cherche à lire le plaisir ailleurs que dans son frottement contre la paroi vaginale. Il paraît qu’il y a un médecin qui, dans son galimatias médical, affirme que ce n’est pas la sensibilité du gland que perd le circoncis mais son hypersensibilité ; apparemment, il est le seul à ne pas se rendre compte qu’il y a forcément perte de quelque chose.
Certes, le circoncis ne voit pas son orgasme altéré par son nouvel état. Ce qui change radicalement chez lui, c’est que le gland qui avait la sensibilité d'une plaie que l'on pouvait couvrir et découvrir devient comme une peau ordinaire supportant le frottement aux corps extérieurs et aux caresses. Or, la sensibilité aux caresses fait partie du plaisir sexuel. Le gland étant devenu insensible, le sexe du circoncis n’est plus sensible aux caresses que dans sa partie haute encore recouverte par la peau. Tel est l’état réel du circoncis, qu’il le soit depuis l’enfance ou pas. Aussi comme la femme excisée qui ne tire aucun plaisir de l’excitation du clitoris qu’elle n’a plus mais du seul frottement vaginal, l’homme circoncis ne tire pas du plaisir dans la caresse de son gland mais du désir d’atteindre l’orgasme.
L'excision et la circoncision contre l'autosexualité
De toute évidence, il semble que la circoncision comme l'excision ont été inventées par l'homme pour lutter contre l'autosexualité – communément appelée masturbation - qui aurait été jugée à certaines époques comme nuisible ou contraire à la morale. Dans cette vision des choses, les hommes s'en sont pris aux femmes pour s'assurer leur fidélité et aux jeunes gens afin de les empêcher de gaspiller dans la solitude leur semence devant être réservée à la production d'une grande progéniture. Car outre le gland dont la sensibilité ou l'hypersensibilité procure un grand plaisir en se frottant à la paroi vaginale, le pétrissage ou la trituration du prépuce est un geste très agréable qu'ignorent les circoncis. On connaît aujourd’hui la peur de l’Angleterre victorienne pour la dégénérescence mentale. A la fin du XIXe siècle, elle a promu la circoncision pour prévenir la masturbation qu’elle redoutait pour la santé physique et surtout mentale.
La description même du prépuce et du gland du non circoncis suffit pour faire comprendre aux partisans de la circoncision le bénéfice dont jouissent ceux qui demeurent dans l'état naturel des choses. Une leçon d'anatomie simple montre que la vision de ceux qui affirment que le prépuce n'est pas un organe mais « un repli de peau inutile et antihygiénique » ne peut tenir ; et cela pour deux raisons :
« Tout d'abord, le prépuce est une lèvre avec une fonction similaire à celle des autres lèvres du corps (paupières, lèvres de la bouche, de la vulve, narines, anus) : celle de frontière entre l'intérieur et l'extérieur. La grande caractéristique des lèvres est d'avoir une double face : peau d'un côté, muqueuse de l'autre. L'extérieur protège l'intérieur du frottement et de la dessiccation (dessèchement). Elles sont aussi particulièrement fournies en terminaisons nerveuses de toucher fin. Ensuite, comme le clitoris, le prépuce a une innervation érogène particulièrement dense, renforcée par l'innervation de toucher fin. Aussi, l'enroulement et le déroulement de ce store à double face permettent, outre un nettoyage facile, une stimulation particulièrement agréable à la fois de lui-même et du gland. Puisqu'il peut être supprimé sans empêcher la reproduction, le prépuce, comme le clitoris, n'est pas un organe génital. C'est néanmoins l'organe spécifique de l'autosexualité masculine » (2) ; en d’autres termes, un organe du plaisir.
(1) Préface de Textes sacrés d’Afrique noire choisis et présentés par Germaine DIETERLEN, Gallimard 2011.
(2) extrait d'un article de "Psychologie.com".
Raphaël ADJOBI