Toussaint Louverture dans l'imaginaire européen
Toussaint Louverture dans l’imaginaire européen
Dans l’histoire de l’art en Europe au XIXe siècle, le personnage noir qui a le plus nourri l’imaginaire des artistes est indiscutablement Toussaint Louverture. Il est la figure emblématique de l’éclatement, en Europe, du malaise politique et social que couvait l’esclavage des Noirs depuis des siècles. Mais pour bien comprendre les différentes représentations picturales qui nous sont parvenues, il est important de faire un rappel historique de son combat qui a suscité des prises de position antagonistes.
Pourquoi Haïti a-t-il choisi comme devise
Liberté, Egalité, Fraternité
La figure de Toussaint Louverture émerge du monde politique européen avec la Révolution française. Quand celle-ci éclate en 1789, sur l’île de Saint-Domingue, les Noirs nourrissent l’espoir de s’affranchir du joug de l’esclavage et rallier les idéaux de Liberté, d’Egalité et de Fraternité qui animent la métropole. Pour eux, l’heure de la révolution sonnera dans la nuit du 22 au 23 août 1791 avec « le serment du bois caïman ». Cette nuit-là, rejointes par les dragons coloniaux noirs et métis de l’armée française humiliés lors de la fête du 14 juillet par leurs supérieurs, les populations noires attaquent les habitations des colons et dévastent leurs plantations. Grâce à ce mouvement populaire mais aussi à son sens de l’organisation, Toussaint Louverture se retrouve à la tête d’une armée solide. Sous sa pression ainsi que celle des Anglais et des Espagnols qui menacent d’envahir l’île, le commissaire Sonthonax proclame la libération des esclaves à la fin du mois d'août 1793, les ralliant ainsi à l’idéal révolutionnaire que vit la métropole. Le résultat de cette lutte pour la Liberté, l’Egalité et la Fraternité tombe le 5 février 1794, par un décret de la Convention abolissant l’esclavage et proclamant l’accession des Noirs des colonies à la citoyenneté française.
Toussaint Louverture est donc de manière incontestable une figure illustre de la Révolution française. Malheureusement, il ne connaîtra pas l’avènement de l’indépendance de son île pour laquelle il semblait avoir de grands desseins. Ce héros de la Révolution, devenu général en Chef des armées françaises de Saint-Domingue le 1er septembre 1797, puis gouverneur général, avait en effet installé peu à peu un réel « pouvoir noir » aussi bien militairement, économiquement que politiquement ; une véritable autonomie de l'île. Très vite, Napoléon s’inquiète de ce pouvoir, et sous la pression des colons, envoie une expédition militaire à Saint-Domingue au moment même où – le 20 mai 1802 – il décrète le rétablissement de l’esclavage dans les colonies. Toussaint Louverture est enlevé le 7 juin 1802 et envoyé en métropole où il sera enfermé dans le fort de Joux (23 août 1802) près de Pontarlier, à la frontière suisse. Il y mourra le 7 avril 1803, sept mois après son incarcération.
Cependant, à Saint-Domingue, la nouvelle du rétablissement de l’esclavage avait embrasé l’île malgré l’absence de Toussaint Louverture. En dépit d’une répression terrible – surtout après la prise en main de l’armée française par Rochambeau en novembre 1802 – les populations noires s’étaient lancées dans une véritable guerre contre l’armée française. La guérilla organisée par Dessalines, Christophe et Pétion ne faiblit pas et poursuit sans relâche le harcèlement de la puissante armée coloniale. Un an après, malgré les renforts, Rochambeau ne contrôle plus la situation. Vaincue, l’armée Française quitte l’île le 19 novembre 1803 avec les colons à sa suite.
Dès le 28 novembre 1803, l’indépendance de l’île est proclamée. Sept mois après sa mort, le rêve de Toussaint Louverture venait de se réaliser ! Une victoire posthume que Jean-Jacques Dessalines officialise le 1er janvier 1804 en proclamant la première République noire au monde et en lui donnant l’ancien nom indien de l’île : Haïti. Premier hommage. Deuxième hommage, la première république noire choisira en 1987 - un siècle après la France - comme devise les trois termes ou idéaux pour lesquels les populations se sont levées et se sont jointes à la Révolution française : Liberté, Egalité, Fraternité.
Les artistes européens entre admiration et rejet
Rares sont les artistes européens qui ont eu l’occasion de voir le héros haïtien. Seule l’œuvre de Violozon, de facture très académique, peut être considérée réalisée d’après le modèle. En effet, ce peintre lyonnais est le seul à avoir séjourné dans les Caraïbes vers 1801. Le portrait qu’il réalise de Toussaint Louverture le représente en habit de général en chef monté sur son beau cheval blanc ; une œuvre qui, de toute évidence, tend à magnifier l’homme comme cela se faisait beaucoup à l’époque. Il suffit de se rappeler celui de Napoléon Bonaparte franchissant les Alpes au col du Grand Saint-Bernard peint par David.
Une autre œuvre, tout aussi académique, est la gravure équestre du héros noir de la révolution française réalisée par Bonneville. Toussaint Louverture est représenté en combattant montant au front et indiquant d’un doigt volontaire l’objectif à atteindre. Mais ce portrait, ainsi que tous ceux réalisés du vivant de ce grand visionnaire ont été faits sans aucune référence visuelle au personnage.
Ce qu’il est important de constater, c’est que ces différents portraits - réunis par Roland Lambalot dans Toussaint Louverture au château de Joux - laissent apparaître deux visions du héros. Certains artistes portent sur l’homme un regard sympathique tendant à faire de lui un magnifique révolutionnaire pour la postérité pendant que d’autres cherchent à le ravaler au rang d’un nègre ordinaire - avec des boucles d'oreille - tout au plus affublé des habits de l’armée française.
Il est indéniable que Toussaint Louverture a nourri l’imaginaire des artistes à travers toute l’Europe, particulièrement en France, en Angleterre et en Allemagne. C’était la première fois en ce début du XIXe siècle, en Europe, qu’une figure politique noire suscitait à la fois tant d’admiration et de rejet. Pour les uns, c’était un anti-esclavagiste, donc un héros libérateur ; pour les autres, c’était le grand « responsable des massacres des colons blancs » et de la ruine de l’économie coloniale française en Haïti. C’est d’ailleurs cette dernière image de Toussaint Louverture que la littérature française a privilégiée jusqu’à nos jours.
Raphaël ADJOBI
Bibliographie : 1) Roland Lambalot : Toussaint Louverture au Château de Joux, édit. Office de Tourisme de Pontarlier Editeur, 1989 / 2) Abbé Grégoire : De la Traite et de l’Esclavage des Noirs, Collection Arléa, mai 2007. NB : toutes les images sont extraites du livre de Roland Lambalot.