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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
9 août 2022

Rouge impératrice (Léonora Miano)

            Rouge impératrice

                 (Léonora Miano)

Rouge impératrice (Léonora Miano)

            Avec Rouge impératrice, Léonora Miano démontre non seulement un excellent talent de narratrice mais aussi d’analyste politique digne de la plus grande attention. Au-delà du bel amour qui naît sous le signe de l’enlèvement mais grandit admirablement entre Boya, la femme rouge, et Ilunga, le chef de l’État du Katiopa – cette Afrique enfin fraîchement unifiée – c’est l’analyse d’une histoire politique entre les populations européennes et africaines que nous propose Léonora Miano. Cela suppose donc que le lecteur ne soit pas totalement ignorant de bon nombre d’aspects de la politique coloniale et néocoloniale de la France et des nombreux griefs que les Africains lui font.

            Même si Rouge impératrice est un récit fictif au regard des personnages et des événements qui structurent leur vie, l’actualité politique qu’il présente n’est pas un véritable saut dans l’imaginaire plongeant le lecteur dans une société africaine parfaite réglant ses comptes avec l’Europe, et particulièrement avec la France. Comme pour montrer que tout changement significatif de société est le fruit d’efforts exceptionnels continus, l’autrice nous confronte aux difficultés d’un État qui vient de réussir sa révolution en s’arrachant à ses « prédateurs historiques » : établissement de l’organe dirigeant et de ses rapports avec les régions et les États étrangers, règlement de la question des contrats signés avec l’ancien colonisateur, organisation d’une armée continentale avec l’abolition des frontières coloniales, constitution d’un conseil continental, règlement du problème de la présence d’une branche des anciens colonisateurs et de leurs descendants vivant en Katiopa – ces Sinistrés, appelés ainsi parce que « partout où ils s’étaient établis, la crainte de [leur] dissolution se [faisait] désormais obsessionnelle ». Bientôt, ce denier problème devient épineux pour beaucoup, obligeant le Mokonzi (le chef de l’État) à leur proposer une alternative : « Katiopa, tu l’aimes ou tu le quittes ! » 

            On comprend aisément que Léonora Miano voudrait dans ce livre obliger le lecteur français de ce XXIe siècle à réfléchir, à travers les nombreuses analyses politiques, aux propos et aux mesures politiques de leurs gouvernants en les plaçant dans la bouche et dans les actes des colonisés devenus des dominants. Par exemple, la politique d’assimilation ayant pour but de faire perdre à chaque groupe, voire à chaque individu, son identité particulière – cette sacro-sainte laïcité – est présentée ici comme un choix raisonnable et appréciable à faire par ceux qui hier la proposaient avec arrogance. En effet, bien vite, les Sinistrés connaissent la souffrance de faire partie de la nation tout en ressentant fortement le sentiment d’en être exclus. Et c’est le cas du jeune Amaury : « Il souffrait de la distance le séparant de la population locale, de n’avoir pu fréquenter les mêmes écoles, prendre part aux mêmes réjouissances, s’incliner devant le souvenir des mêmes héros ». 

            L’autrice sait, avec les dirigeants de Katiopa, que malgré l’unité du continent, « l’apaisement n’était pas acquis, qu’il ne le serait pas avant longtemps » (p.576). Aussi, n’exclut-elle pas les jalousies et les ambitions personnelles au sommet de l’État comme pour captiver l’attention du lecteur aimant les intrigues. Cependant, la place qu’elle accorde à l’analyse des problèmes à régler au sein des sociétés africaines d’aujourd’hui et de demain rend son récit encore plus passionnant parce qu’elle confère aux personnages principaux une dimension admirable et les rapproche de notre actualité. Ce sont des personnages capables de s’accorder sur la révision de la démocratie telle que les Africains l’ont apprise des Européens, en tenant compte des expériences des sociétés africaines traditionnelles ; des personnages soucieux de la place à accorder à la pratique des religions héritées des colonisateurs qui eux-mêmes les ont délaissées au point que « ceux d’entre eux qui s’y [réfèrent] encore [passent] pour des déficients mentaux » (p. 203) ; des personnages qui, comme leurs ancêtres, attachent de l’importance à l’écologie et préservent les forêts, privilégient les transports en commun, le vélo électrique loué et la marche à pied. Et tout cela en avançant dans la modernité. 

            Afin que les premières pages du livre ne paraissent pas rapidement ardues, nous conseillons vivement au lecteur de prendre tout de suite connaissance de quelques noms locaux en consultant le glossaire qui accompagne ce beau et passionnant récit. Après cela, nous sommes certains qu’il trouvera ici – surtout s’il est intéressé par la politique ou l’Afrique – matière à réflexion sur les rapports Europe/Afrique aujourd’hui et ce qu’ils pourraient être demain. Et personne ne doit perdre de vue que les civilisations naissent, croissent et meurent ; et aussi que, selon tous les géopoliticiens, nous vivons le crépuscule de la domination européenne qui par voie de conséquence se débat pour ne pas mourir. De ce point de vue, Rouge impératrice apparaît comme un roman d’anticipation, un texte s’appuyant sur l’actualité d’aujourd’hui pour donner l’aperçu d’un futur réaliste. 

Raphaël ADJOBI 

Titre : Rouge impératrice, 641 pages

Auteur : Léonora Miano

Éditeur : Grasset ; collection Pocket 2020.

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Commentaires
S
Oui, il y a une réelle volonté de proposer un autre mode de penser, de voir les choses, et même de les dire. Quant aux noms renvoyant aux fonctions et aux titres, il fallait s'habituer. Bien sûr, assez rapidement on devine le sens de certains ; quant à d'autres, on reste dans le flou jusqu'à la fin - même quand on a consulté le glossaire. Si on comprend le texte, c'est que ceux-là n'ont pas besoin d'être retenus. Ce choix de la langue africaine pour nommer les fonctions et les titres va très bien avec l'esprit du livre : l'Afrique doit tracer sa voie !
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L
C'est seulement arrivée à la fin de ma lecture que je m'étais aperçue qu'il y avait un glossaire à la fin, il m'a confortée dans le sens à donner à certains mots, certaines expressions. Par ailleurs certaines d'entre elles sont tout de suite comprises par des lecteurs comme moi qui suis lingalophone (exemple : le mokonzi, qui veut dire chef en lingala). A vrai dire, on arrive à comprendre qui est qui, qui sont les Sinistrés, etc, mais certains lecteurs peuvent être perturbés en effet, il vaut mieux qu'ils sachent de suite qu'il y a une bouée de secours à la fin. J'apprécie la volonté de l'auteure de rendre hommage aux langues d'Afrique, une sorte de célébration de cette unité africaine qu'elle offre à travers le Katiopa unifié. Très belle, ton analyse, comme toujours !
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