Commémoration de l'abolition de l'esclavage à Joigny - 2016 - Le discours du président de La France noire
Commémoration 2016 de l'abolition de l'esclavage à Joigny
Allocution du président de la France noire
Monsieur le maire,
Merci de tout cœur pour l'enthousiasme avec lequel vous avez accueilli la proposition de notre association "La France noire" d'organiser sous votre patronage la commémoration de l'abolition de l'esclavage à Joigny. Merci aussi pour votre soutien et vos conseils pratiques ainsi que pour les actions des différents membres de votre équipe qui ont facilité l'organisation de cette cérémonie.
Mesdames et messieurs les chefs d'établissements scolaires ou leurs représentants,
Mesdames et messieurs les présidents des organisations associatives ou leurs représentants, "La France noire" vous est reconnaissante pour avoir répondu à son appel de commémorer dans la fraternité le souvenir de la fin d'un crime qui, durant presque trois siècles, a décimé l'Afrique et permis à la terre des Amériques d'enrichir l'Europe grâce à la sueur des Noirs, c'est-à-dire la fin d'une histoire qui a profondément modifié le visage de la population de la France et les rapports entre les individus. *
Le 4 février 1794 – deux ans après la Révolution française – au cours des débats ayant abouti ce jour-là à la première abolition de l'esclavage, la Convention nationale avait qualifié la traite atlantique et l'esclavage des Noirs dans le Nouveau monde de « crime de lèse-humanité ». En d'autres termes, de crime contre l'humanité. En effet, jamais dans l’histoire humaine on n’a vu autant d’Etats s'associer pour asservir dans un rythme accéléré les peuples d’un même continent. Oui, c'était bien d’un esclavage industriel pratiqué par des Etats coalisés dont il s'agissait. Malheureusement, il a fallu attendre 1848 pour que l’abolition de l’esclavage outre atlantique et de la traite négrière qui l’alimentait soit définitive en France. Une fois la liberté et l’égalité de tous les Français déclarées, l’œuvre de la Fraternité pouvait enfin commencer ; car la fraternité, elle, ne se déclare pas par la loi. Elle nécessite d’autres considérations pour être effective.
Quand en 2001, reprenant les termes entendus lors de la première abolition, la députée Christiane Taubira avait entrepris de faire reconnaître officiellement à notre pays que cet esclavage était effectivement un crime contre l'humanité, et qu’il convenait de déterminer une date pour commémorer la fin de cette pratique dans laquelle avait été impliquée la France, des voix s'étaient élevées de toutes parts pour s'opposer à ce projet.
Que n'avait-t-on pas dit alors ? « On cherche à culpabiliser les Blancs ! C'est du racisme anti-Blanc ! Il n'est pas question de se repentir ! Des réparations sont impossibles parce que cela fait presque deux siècles que l'esclavage est aboli. Il faut tourner la page et tout oublier. De toutes façons, l'esclavage existait aussi en Afrique ! » On avait alors tout entendu et souvent n'importe quoi. Ce débat avait fait apparaître la grande méconnaissance d’une mémoire commune et les efforts qu’elle demandait aux uns et aux autres. Il nous a fait découvrir que nous cohabitions dans un silence hypocrite qui menaçait la construction de notre idéal de fraternité nationale sans que nous nous en rendions compte.
A vrai dire, tous les prétendus spécialistes qui s'adressaient à nous étaient des gens qui ne connaissait rien d'autre de l'esclavage que ce que l'on appelait faussement un "commerce triangulaire". Je dis bien "faussement" car il n'y a jamais eu de commerce avec l’Afrique mais de la corruption, de la violence et des massacres. Quand, des fusils à la main, on prend en otage des femmes, des enfants, des vieillards, et que l'on exige pour leur libération la livraison par les hommes d'une certaine quantité de captifs, cela s'appelle-t-il du commerce ? Quand pour avoir la paix, surtout pour éviter d'être violemment embarqués par les négriers européens, les villages côtiers jouent les dociles intermédiaires de cette chasse à l'homme, peut-on se permettre de parler de commerce ? Et dans quelle monnaie ce commerce se fait-il ? Aucun historien n’est capable de vous le dire parce que la seule monnaie qui avait cours était la mort au bout du fusil ou la captivité à fond de cale d'un navire ! Il n'y en avait pas d'autre.
Ce sont les armateurs et les négriers qui parlaient de commerce pour se donner quelque peu bonne conscience. En effet, le problème de tout un pan de l'histoire humaine, c'est que les victimes ne laissent pas de trace écrite pour témoigner de leur souffrance et de l'injustice qui leur est faite. Savez-vous ce que disent les vieux Africains quand ils entendent ce récit partial véhiculé en Europe ? Ils disent tout simplement : « tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse glorifieront toujours le chasseur ». En clair, l'histoire n'a jamais été une science exacte ! C'est un récit qui n'exprime qu'un point de vue. Et dans ce cas précis, c'est celui du vainqueur qui est enseigné parmi nous.
Cependant, il n’y a pas qu’autour du récit de la traite négrière que des idées erronées circulent et fragilisent notre idéal de fraternité. Quand ce crime contre l’humanité a été aboli, que s'est-il passé ? Partout en Europe, les colons qui ont perdu leurs biens humains – ce qu’ils appelaient leur commerce – ont tous été indemnisés par leur Etat. En France, cela a été possible grâce à l'amende infligée à Haïti qui avait déclaré son indépendance ; une amende que ce petit pays a dû payer durant un siècle et demi. Quant à ceux qui étaient en esclavage, on leur a dit : « vous êtes libres ». Dans toutes les colonies, ceux-ci ont alors quitté les plantations des maîtres. Mais quand ils ont voulu créer les leurs, les anciens maîtres leur ont dit « non ! Ces terres sont déjà prises ; elles sont à nous ». Devant l’impossibilité d’avoir des terres leur permettant de travailler pour leur propre compte, qu’ont fait les nouveaux affranchis ? Ils sont revenus travailler sous le joug des anciens maîtres moyennant un salaire qui leur permettait de ne pas mourir de faim mais les empêchait de devenir autonomes. Voilà comment s'est terminé l'esclavage dans les anciennes colonies ! Tous libres, oui ! Tous égaux en droit, oui ; mais pas tous égaux en économie !
Comment des gens qui n'ont rien peuvent-ils concurrencer ceux qui ont tout ? Cet état de fait explique pourquoi les quatre départements les plus pauvres d'Europe - selon l'agence Eurostat, chargée des statistiques officielles de la Communauté européenne - sont les quatre départements français d'outre-mer essentiellement peuplés par des descendants d'esclaves.
Comment voulez-vous que nous puissions construire la fraternité nationale sur des bases aussi tronquées ? Comment voulez-vous qu’il soit possible de construire une nation fraternelle quand on traite avec mépris toutes les doléances liées à ce passé commun qui conditionne notre mode de vie et nos pensées actuelles ? *
Avouons-le : après l'abolition de l'esclavage, le chantier de la construction de la fraternité nationale n'a jamais eu les ouvriers que l'immensité de la tâche demandait. D’un côté, les Noirs sont trop nombreux à croire naïvement que c’est en rasant les murs, en se faisant petits, en ne demandant rien, qu’ils vont être bien intégrés dans la société française. Aussi, ils sont ouvertement opposés à toutes les associations qui militent pour la mise en valeur de leur passé. Leur seul désir, c’est d’oublier ce passé ; tourner cette page. Ces Noirs ignorent que si leurs ancêtres ne figurent pas dans les manuels d’histoire de notre pays, cela veut dire qu’eux-mêmes viennent de nulle part, qu'ils ne sont pas intégrés à l'Histoire de la France. Sans passé, on n’est qu’un étranger, un inconnu ! Il est à constater que très souvent, ce sont des Français blancs qui se battent à leur place. La présence plus nombreuse de Français blancs au sein de notre association « La France noire » en est la preuve.
Si les Noirs sont passifs, du côté de nos autorités, très rares sont les personnes clairvoyantes mues par une réelle volonté politique. Le cas de Nantes et de son ancien maire Jean-Marc Ayrault mérite d'être cité au nombre des volontés qui ne cèdent pas devant ceux qui refusent de regarder l'Histoire en face. Alors que son prédécesseur avait rejeté le projet d’une exposition sur l'esclavage au château des ducs de Bretagne, M. Jean-Marc Ayrault a autorisé dans ce même lieu l'exposition "les anneaux de la mémoire" en 1992. Devant le succès extraordinaire de cette exposition, à l'occasion du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage en 1998, il organise une cérémonie au cours de laquelle il dévoile une statue dédiée à la mémoire des victimes de l'esclavage. La statue est vandalisée le 1er mai 1998. Deux mois plus tard, le maire et son équipe décident la construction d'une œuvre de grande envergure pour témoigner de la participation de Nantes à la traite négrière. C'est le mémorial de l’abolition de l’esclavage. Par ce monument - aujourd'hui le plus beau de France dédié aux victimes de la traite atlantique - Nantes a inscrit le passé des Noirs dans son histoire. La ville reconnaît que les Noirs ont contribué, malgré eux, à sa prospérité d'hier.
Cet exemple précis montre clairement que pour que le passé des Noirs retrouve sa place dans l'Histoire de la France, il faut d’un côté des associations, c’est-à-dire une société civile pleine de désirs et de projets, et de l’autre une volonté politique compréhensive et réaliste.
Cet exemple nous montre aussi que parmi les trois idéaux de la République française – la Liberté, l’Egalité et la Fraternité – le dernier semble indiscutablement le plus difficile à atteindre et aussi celui qui est le plus souvent malmené. La fraternité suppose la connaissance de l’autre, la connaissance et le respect de son histoire inscrite dans le patrimoine national.
Avec l'Allemagne, son ennemi d'hier, notre pays a fait l'expérience du long cheminement vers la paix qui passe par la conciliation, la cohabitation, la coopération pour aboutir à sa forme achevée qui est l'appréciation mutuelle. Il a fallu pour cela consentir à des efforts, faire preuve d’une réelle volonté politique tout en évitant de travestir le passé commun.
Pourquoi le cheminement vers la fraternité à l'intérieur de la France – c’est-à-dire entre concitoyens français – s’avère-t-il plus difficile à réaliser que la paix entre deux anciens ennemis ?
Soyez certains que l'absence de courage politique devant les besoins des Noirs de France de voir leur passé inscrit dans l'histoire de notre pays ne fait qu'encourager les bonimenteurs et les falsificateurs de l'histoire qui sabotent allègrement notre marche vers la fraternité. L'absence de volonté politique est le terreau sur lequel prospèrent les ennemis de la fraternité nationale : ceux parmi nous qui clament haut et fort que la France est blanche et chrétienne.
Est-il bien raisonnable après plus de trois siècles de présence sur cette terre de France que les Noirs entendent encore des hommes politiques parler d’intégration alors qu'eux-mêmes ne font rien pour intégrer les Noirs à l’Histoire de France ? Il s'avère absolument nécessaire que la France reconnaisse que son Histoire ne s’est jamais écrite autrement qu’avec la contribution de l’Afrique et donc des Noirs. Il serait temps que les manuels scolaires en portent le témoignage et que nos enfants et petits-enfants apprennent enfin que nos destins sont liés depuis très longtemps. *
Voilà, Mesdames et Messieurs, la revendication constructive qui justifie la création de l'association "La France noire". Nous n'aimerions pas que certains enfants grandissent dans le mépris des autres avec des manuels scolaires qui laissent croire que les ancêtres de tous ceux qui ont la peau quelque peu foncée n'ont jamais rien fait pour la grandeur de la France. La France noire veut résolument œuvrer pour faire grandir la fraternité nationale dans le cœur de nos enfants et petits-enfants en leur enseignant, en leur montrant que nos ancêtres ont été des frères d'armes pour défendre l'honneur de la France depuis le XVIIIe siècle et plus particulièrement durant les deux guerres mondiales.
En effet, le projet de notre association est de mettre en place une imagerie à vocation pédagogique destinée à un large public - particulièrement le public scolaire - pour mettre à l'honneur les héros noirs français. De réels efforts sont faits par des individus amoureux de la fraternité nationale qui écrivent des livres, réalisent des films, exhument des documents qui dorment dans les archives, afin de nous instruire sur la contribution des Noirs à l'Histoire de France. Malheureusement, ces livres et ces documents d'archives ne sont pas encore entrés dans le circuit de l'enseignement scolaire, et les films ne bénéficient pas encore des heures de grande écoute. La France noire a pour ambition de porter cette connaissance dans les collèges et les lycées afin de changer le regard des enfants sur les autres et sur eux-mêmes. Mais ce projet ne peut être l'œuvre des seuls Français noirs ; il serait voué à l'échec et avec lui l'entreprise de la construction de la fraternité nationale. C'est avec vous tous, c'est ensemble, en constituant une association dynamique, une société civile constructive, prête à aller à la rencontre des autorités politiques attentives et compréhensives, que nous allons réussir ce que d'autres croient impossible.
La France noire voudrait dire, aux autorités politiques et aux citoyens qui se montrent toujours attentifs et disponibles à l'appel à la construction de la fraternité nationale, toute sa reconnaissance. Oui, nous sommes reconnaissants à tous les Français qui prennent le temps d'écouter, de chercher à savoir avant de prononcer des paroles définitives. Notre association est particulièrement reconnaissante à vous tous qui l'avez rejointe sans hésitation, et à vous aussi qui êtes prêts à le faire parce que vous jugez légitime la nécessaire visibilité des Noirs qui ont contribué à la grandeur de notre pays. Merci à Monsieur le maire, à ses collaboratrices et à ses collaborateurs, qui, en nous accompagnant dans l'organisation de la commémoration de l'abolition de l'esclavage à Joigny soutiennent par la même occasion le projet pédagogique de La France noire.
Raphaël ADJOBI
10 mai 2016