L'histoire du métis entre le Noir et le Blanc
Dans la seconde moitié du deuxième millénaire de notre ère, aux premières heures d'une nouvelle forme de rencontre entre le Noir et le Blanc que nous situerons entre le XVe et le XVIIIe siècle, les premiers métis que retient l'Histoire sont les enfants issus des amours passagères des colons voyageurs. Ces métis essaimés sur le continent noir finissaient très vite par se fondre dans la population africaine sans laisser de trace. Selon les historiens (Documentaire "Les routes de l'esclavage"), au XVIIe siècle, 10% de la population portugaise était noire ! Si dans les colonies les Blancs s'unissaient librement aux esclaves noires et multipliaient les enfants métis, en France métropolitaine, les mariages mixtes qui ont généré l'arrêté du 5 avril 1778* l’interdisant n'étaient pas aussi nombreux que l'on a voulu le faire croire (Pierre H. Boule - Race et esclavage dans la France de l'Ancien régime, éd. Perrin, p. 135-139) ; et il est à noter que les métis issus de ces mariages se sont également vite fondus dans la population blanche. On peut donc affirmer que, de même qu'en Afrique beaucoup de Noirs ont du sang blanc dans les veines, de même en France et ailleurs en Europe, beaucoup de Blancs ont du sang noir dans les leurs.
Mais dans certaines contrées du monde, des circonstances vont peu à peu conduire le métis à affirmer sa particularité pour jouir de privilèges certains et même constituer une véritable caste. C’est cette évolution, qui ne se fera pas toujours sans heurts, sur laquelle nous voudrions ici porter notre attention.
Les premiers métis remarqués
Les premiers métis à échapper aux traitements brutaux que subissaient les Noirs à l'époque de la traite atlantique étaient ceux dont les mères étaient des négresses de maison, c’est – à – dire des femmes noires qui jouissaient du privilège d'être l'amante ou la maîtresse du maître blanc. Elles furent nombreuses, ces femmes noires isolées du reste des esclaves et qui souvent bénéficiaient même des services d'autres nègres. Elles étaient presque toujours les rivales des épouses européennes des administrateurs coloniaux et des grands fermiers esclavagistes. Des rivales dont les élégantes toilettes trahissaient la considération dont elles jouissaient. Nous en avons de beaux exemples dans les littératures du Nouveau Monde comme par exemple dans L'autobiographie d'une esclave d'Hanna Crafts (Petite Bibliothèque Payot, 2006, p. 270-276) et dans Black rock d'Amanda Smyth (éd. Phébus, 2010). En Afrique, précisément au Sénégal, les fameuses signares aux yeux surréels que célèbre L. S. Senghor ne sont rien d'autres que des négresses et surtout des métisses entretenues par les maîtres blancs et qui échappaient ainsi aux travaux des champs sans toutefois jouir des fastes des réceptions des Blancs.
Si peu à peu les femmes métisses supplantent les noires dans les concubinages avec les Blancs et sont entretenues loin des yeux de leurs rivales blanches, les hommes métis avaient un sort moins paisible mais tout de même enviable aux yeux des Noirs. C'est parmi eux qu'étaient généralement choisis les contremaîtres et les membres de la police des négriers aussi bien dans les factoreries en Afrique que dans les plantations dans le Nouveau Monde. Sur le continent noir, nombreux parmi eux étaient des trafiquants servant d'intermédiaires entre les facteurs – négriers blancs tenant une factorerie – et les rois de l'intérieur. Certains devinrent même puissants et célèbres dans le commerce des esclaves. C'est le cas de Da Souza – dit Cha-Cha – le prince des négriers.
Un métis, prince des négriers
Cha-Cha était un métis brésilien corpulent et analphabète. Sa mère était une esclave ayant recouvré la liberté pour avoir fait beaucoup d'enfants. « Cha-Cha avait déserté la marine royale et était arrivé en Afrique comme pilote de négrier [...] Il travailla dans des factoreries et apprit la langue du pays. Cha-cha commença à s'élever grâce à son caractère de mulâtre, d'homme double. Avec les Africains, il faisait l'Africain, il observait toutes les coutumes et les superstitions des Noirs ; avec les Blancs, il était blanc et s'efforçait de parler en civilisé [...] Le palais de Cha-Cha, fait de briques et de planches, possédait des jardins, des promenoirs et était ceint d'une muraille » (Le négrier, roman d’une vie, Lino Novàs Calvo, édit. Autrement, 2011, p. 83-84 ; et aussi Confessions d'un négrier de Théodore Canot, édit. Phébus, 1989, p. 202-207). Il gérait des esclaveries et tenait un harem où cohabitaient des houris, des Noires, des mulâtres et des Blanches – souvent des prostituées achetées à Londres, Paris ou Lisbonne – et même des quarterons qui provenaient des haras du Brésil. Cha-Cha était d'ailleurs veuf d'une mulâtresse brésilienne avec laquelle il avait eu deux filles. Cet homme fut puissant à Ouidah, dans le royaume du Dahomey.
Cette ascension fulgurante de Cha-Cha et la puissance de son pouvoir en Afrique de l'Ouest témoignent du rôle trouble que jouèrent les métis à l'époque de l'esclavage. Au Brésil et dans les Caraïbes, les grandes dames blanches en faisaient leurs favoris. Pendant longtemps, au Brésil et dans les colonies hollandaises, le métis devint une denrée très prisée ; ce qui encouragea l'établissement des haras où l’on élevait des métis et des quarterons que l'on proposait aux riches familles blanches pour servir de cochers, valets ou autres fonctions citadines. Le très grand métissage de la population brésilienne ne s’explique donc que par cette pratique industrielle du croisement du Noir et du Blanc – très à la mode au début du XIXe siècle – pour obtenir des hommes et des femmes à la peau intermédiaire que les familles blanches exhibaient comme des trophées.
Quand le métis accède à l’aristocratie
Le temps passant, grâce à quelques géniteurs blancs qui leur offraient de brillantes études, peu à peu les métis constitueront, dans certaines régions du monde, une classe intermédiaire et parfois même une caste. Au début du XIXe siècle, à Paris, existait une véritable aristocratie noire faite essentiellement de métis. Le chevalier de Saint-Georges, très célèbre à l’époque, et Alexandre Dumas n’étaient pas les seuls métis que l’on voyait rouler carrosse dans cette ville. « Il y avait quelque chose de singulier à voir ces hommes à la peau noire, fils d’esclaves, mener une vie insouciante de gentilshommes à Paris, capitale de la France voire d’Europe, au moment même où l’empire esclavagiste français était à son apogée » (Tom Reiss, Dumas, le comte noir, édit. Flammarion, 2013, p. 75).
Si le pouvoir napoléonien a contribué à la mise à l’écart puis à la disparition de cette aristocratie noire parisienne – qui peu à peu s’est fondue dans la population blanche par les mariages – ailleurs, dans les Caraïbes, les métis ont fini par constituer une classe à part parce qu’ils étaient méprisés par les colons qui ne pouvaient les admettre parmi eux. Et c’est justement là, dans ces îles, que les métis – polis à l’excès envers les Blancs – vont faire valoir la puissance de leur caste par rapport aux Noirs qu’ils méprisent à leur tour.
Les plus belles illustrations de cet antagonisme métis-Noirs nous sont fournies par Marie Vieux-Chauvet et Raphaël Confiant. Dans Amour, Colère et Folie (édit. Zulma, 2015), Marie Vieux-Chauvet nous montre que les rivalités politiques en Haïti sont doublées d’une opposition historique entre Noirs et métis. Lorsqu’ils parviennent au pouvoir, les premiers – qui qualifient les derniers de « aristos » – cherchent à leur faire payer leur arrogance et leur mépris séculaires. Ce livre est d’ailleurs l’expression d’une des plus belles déchirures de l’âme métisse dans ces îles des Caraïbes où l’on use du mot mulâtre ou mulâtresse comme d’un titre singularisant. Si l’ouvrage ne cache pas le pouvoir arrogant dont peuvent jouir les métis dans les Caraïbes, c’est surtout dans Madame Saint-Clair (Mercure de France, 2015) de Raphaël Confiant que cette aristocratie apparaît sous son jour le plus cru ! En effet, dans ce roman historique, le métis est à l’image du colon blanc ou du négrier tel que le peint admirablement Alexandre Dumas dans Georges (édit. Gallimard, 1974, collection Folio) : parce que toute sa vie il a vu vendre, acheter et dominer les nègres, « (le mulâtre) pensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pour être vendus, achetés » et dominés et qu’il pouvait logiquement en faire autant. Puisque les Blancs forniquaient avec les négresses et les engrossaient impunément, pourquoi devait-il s’en priver ? Cette réalité a été et demeure dans une certaine mesure celle de la Martinique où – pendant la Révolution française – l’aristocratie n’avait pas été décapitée, comme en Guadeloupe, parce qu’elle jouissait de la protection anglaise.
Il est donc clair que le métis ne peut jouir de la même considération sous tous les cieux, parce qu’il ne cultive pas partout la même réputation. Les expériences diverses qui jalonnent son histoire expliquent dans une grande mesure la méfiance que les Noirs lui témoignent quand il vit sous la coupe d’une personne blanche. En effet, il n’est pas rare dans un couple mixte, lorsque la mère est blanche, que les enfants métis soient dans un premier temps totalement accaparés par elle au point de donner l’impression qu’elle nie leur singularité. Ce rejet de tout ce qui rappelle le Noir est encore plus fort chez la mère quarteronne, comme le montrent si bien les premières pages de Délivrances de Toni Morrison (édit. Christian Bourgeois éditeur, 2015). Assurément, c’est toujours la mère et les siens qui travaillent – dans leur comportement – à laisser croire à ces enfants qu’ils ne sont pas Noirs, qu’ils n’ont rien à voir avec la « race » de leur père. La mère de ma mère (édit. Stock, 2008) de Vanessa Schneider en est une très belle illustration ; dans ce livre, la grand-mère noire et la mère métisse ont ce comportement vis-à-vis de leur progéniture. Et quand les camarades noirs de ces enfants s’aperçoivent de ce travail d’accaparement ou d’isolement, ils ne tardent pas à nourrir à leur égard une certaine méfiance ou même du rejet. Parce que nombreux sont les Noirs qui n’ignorent pas que dans différentes contrées ou différentes familles – en Martinique comme aux Etats-Unis d’Amérique, selon l’expérience de Madame St-Clair – « chacun essaie d’éclaircir la race, […] de manière hypocrite, sans jamais l’avouer ». Ce qui explique ce beau proverbe martiniquais : « Dès qu’un mulâtre possède un simple cheval, il prétend aussitôt que sa mère n’était pas une négresse » (Raphaël Confiant, Madame St-Clair, édit. Mercure de France, p. 175).
Heureusement, presque toujours à l’adolescence, le jeune métis revient des illusions dont il a été bercé et commence à tirer des leçons de sa propre expérience. Et, peu à peu, il se met à forger une conscience personnelle de son être, de son état de métis ; et surtout de son appartenance à un groupe génétique reconnaissable par les autres êtres humains. Il serait donc bon que chacun s’applique à ne pas lui jeter la pierre car il n’est jamais facile d’être écartelé entre deux mondes. Si les quarterons Alexandre Pouchkine et Alexandre Dumas ont tenu a affirmer leur négritude sous leur peau blanche et leurs cheveux crépus, c’est qu’ils étaient conscients de cette difficulté d’être dans un monde de Blancs où le rejet du sang noir semble atavique.
*Deux prostituées noires, interrogées en 1777 par le procureur du roi de l’Amirauté de France, Guillaume Poncet de la Grave, […] inquiétèrent les officiers royaux au point que « la prostitution aussi bien que les mariages mixtes jouèrent un rôle important dans l’élaboration de la nouvelle législation » interdisant les mariages mixtes comme une mesure d’hygiène publique.
Raphaël ADJOBI