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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

6 juillet 2014

L'OEDIPE NOIR, des nourrices et des mères (Rita Laura Segato)

                                                   L’Œdipe noir     

                                       Des nourrices et des mères

                                               (Rita Laura Segato)

L'Oedipe noir 0006

            Ce petit livre est une analyse psychologique d'une tradition européenne qui a connu une ampleur inégalée sur le terrain colonial et particulièrement au Brésil : le recours à la nourrice pour l'allaitement et les soins du premier âge des enfants blancs. Une pratique qui – tout le monde est d'accord pour le dire – n’est pas sans conséquence sur la psyché de l'enfant par rapport à la perception du corps féminin d'une part et du corps non-Blanc d'autre part. 

            En Europe, partout où cette pratique a été dénoncée, on a invoqué la négligence ou le manque d'amour des nourrices mercenaires. C'est du moins ce que l'on constate dans les manuels pédagogiques des XVIIe et XVIIe siècles. Au Brésil, ce sont essentiellement des raisons hygiéniques doublées de « la rancœur raciale retournée contre les Noirs » qui ont été brandies pour la combattre. Si, ici comme là-bas, on est passé peu à peu de la "nourrice de lait" à la "nourrice sèche" ou "nounou" (baba au Brésil), le cas de ce grand pays d'Amérique s'inscrit dans une configuration particulière et ne peut manquer de susciter une analyse particulière. 

 Les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes ?  

            Rita Laura Segato, anthropologue et féministe d'origine argentine, entreprend ici de montrer comment, en refusant de sonder les conséquences d'une pratique généralisée pendant plusieurs siècles sur son sol, le Brésil s'est enfoncé dans un racisme d'un autre type. En effet, « chaque peuple possède sa propre forme de racisme » ; et la profondeur de celle du Brésil est à chercher dans la généralisation de l'allaitement des enfants blancs par les esclaves noires.

            La question qui mérite d'être posée tout de suite et de manière crue est alors celle-ci : les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes que les autres Blancs ? La réponse est oui ! Au Brésil, selon Maria Elisabeth Ribeiro que cite l'auteur, « l'image de la femme noire figure dans un scénario miné par les conflits de classes où elle déverse de l'affectivité dans l'imaginaire collectif, rendant plus léger et plus doux le joug de l'esclavage dans la mémoire sociale ». En d'autres termes, « l'image de la mère noire douce et tendre s'utilise pour minimiser la violence de l'esclavage. Nous sommes en face d'un crime parfait », conclut l'anthropologue d'origine argentine. Mais il serait bon de lire son livre pour les différents éléments qui sous-tendent la complexité de ce racisme. 

            Retenons ici que dans la dernière partie de ce petit livre, Rita Laura Segato démontre comment le racisme brésilien est clairement lié à une négation du Noir et de l'Afrique, « une dé-connaissance de la négritude ». En principe, « l'enfant est le propriétaire ou le locataire de la mère » ; ce qui suppose un amour et une intimité de passage suffisants pour expliquer pourquoi on n'épouse pas sa mère. Mais ici, note-t-elle, « parce que celle-ci est achetée ou salariée », cela accentue le sentiment de propriété privée et donc de domination chez l'enfant blanc devenu adulte. Ce qui fait dire à l'auteur que « la maternité mercenaire équivaut ici à la sexualité dans le marché de la prostitution ».

            On comprend dès lors pourquoi l'enfant blanc devenu adulte méprise cette image de la femme noire au point de refuser d'en faire son épouse. Dans sa psyché, toute femme noire est une prostituée à fuir. Cependant, « si le sentiment d'unité est perdu, le sentiment de propriété demeure [...] et le sentiment amoureux se transforme facilement en colère face à la perte » et s'exprime par un racisme violent. On comprend pourquoi, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des Brésiliens - certainement ceux qui ont bu le lait au sein des nourrices noires - ont travaillé pour minimiser la place de la mère africaine dans les peintures et la faire disparaître dans les photographies de famille en la couvrant d'un voile.

    Le Brésil noierait-il ses traumatismes dans les excès ?  

            Ce livre nous montre donc que l'obsession de la négation de la nourrice africaine dans la société brésilienne équivaut à la négation de la race. N'oublions pas que le Brésil a connu une autre histoire douloureuse inégalée, dont les conséquences sont visibles dans le très grand nombre de métis sur son territoire : il fut le premier pays à instituer les harems et les haras humains. Aiguillonnés par la cupidité, les colons ensemençaient eux-mêmes leurs esclaves noires, se lançaient dans les croisements des couleurs noires et moins noires afin d'obtenir des espèces métissées plus chères sur le marché des villes et des grandes demeures bourgeoises. Cette culture industrielle du métissage a abouti à un sentiment bizarre – une négation du Noir et de l’Afrique – dans l’ensemble de la population. En effet, comme l’a constaté Nelson Rodrigues en 1993, « ici, le Blanc n’aime pas le Noir, et le Noir n’aime pas beaucoup le Noir non plus ». On n'est donc pas étonné de voir le pays noyer la souffrance psychique causée par ces traumatismes dans des excès comme la danse, les carnavals et la passion du football ; exactement comme certains noient leur chagrin dans l'alcool et les drogues illicites. C'est à croire que le Brésil est dépendant des passions excessives. 

Raphaël ADJOBI                

 

Titre : L'oedipe Noir, 57 pages (sans l'introduction de Pascal Molinier).

Auteur : Rita Laura Segato

Editeur : Payot & Rivages, 2014 (collection : Petite bibliothèque Payot).

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29 juin 2014

La tragique histoire de la nourrice noire du dernier empereur du Brésil

                     La tragique histoire de la nourrice noire

                               du dernier empereur du Brésil  

L'empérieur et sa nourrice 0007

            Partout, dans le monde, la tentation de la négation de l'Histoire est forte dès que le Noir y joue un rôle. Depuis cinq siècles, celui-ci ne laisse plus l'homme blanc indifférent depuis qu'il s'est appuyé sur la notion de couleur pour justifier sa supériorité et sa domination. La polémique autour du portrait  de l'empereur Don Pedro II (1825-1891) - qui régna pendant cinquante-huit ans sur le Brésil - peint par Debret, en est une illustration supplémentaire. 

            L'Histoire nous apprend qu'au Brésil, le recours aux nourrices africaines fut d'une ampleur jamais égalée. Selon Luiz Felipe de Alencastro, jusqu'en 1845, « il ne se trouvait pas dans l'Empire cinq mères de classe aisée, dix mères de classe moyenne, vingt mères de la classe populaire qui allaitaient leurs enfants : des femmes esclaves ou libres étaient louées à cette fin ». Et c'est justement cette histoire dont désormais le Brésil ne veut plus en entendre parler. C'est l'anthropologue d'origine argentine, Rita Laura Segato (L'oedipe noir), qui a fait le constat de ce processus de « décollement » des bras blancs brésiliens du sein de la mère noire qui lui a servi de nourrice durant cinq siècles.   

            En 1988, visitant le palais royal de Petropolis - ville située à environ soixante-huit kilomètres de Rio de Janeiro - Rita Laura Segato fit « une véritable rencontre visuelle » avec un tableau, sans légende ; ses recherches ultérieures confirmeront qu'il représente l'empereur « Don Pedro II, âgé d'un an et demi, dans le giron de sa gouvernante », une peinture à l'huile du Français Jean-Baptiste Debret. Après la chute de Napoléon 1er, ce peintre bonapartiste avait rejoint le roi du Portugal, Jean VI, en exil au Brésil. L'anthropologue tient cette information du livre de l'historien Pedro Calmon publié une première fois en 1955 et réédité en 1963. 

Pedro II du Brésil 0007

            Mais, quelque temps plus tard, Rita Maura Segato découvre un livre publié en 1998 - c'est-à dire trente-cinq ans après la dernière édition de celui de Pedro Calmon - qui nuance l'information identifiant le tableau de Debret. La légende de la même peinture illustrant ce dernier livre introduit un doute en mentionnant que les personnages peints pourraient être Don Pedro II et sa "nounou". Remarquez le conditionnel et le glissement du terme gouvernante vers celui de "nounou". 

            Chose extraordinaire, le musée impérial de Petropolis va reprendre et exposer cet article du livre publié en 1998 tout en accentuant l'incertitude quant à l'identification du tableau. Comme légende de la peinture, on pouvait désormais lire : « Anonyme. Domestique portant un enfant dans ses bras. Huile sur toile, sans signature ». Voilà comment on a rendu encore plus floue l'identification officielle de cette peinture et de l'enfance de l'empereur Don Pedro II suspendu au sein de sa nourrice d'origine africaine.

            Et ce n'est pas tout ! Pour que le public soit davantage perdu, pour qu'il soit coupé des racines africaines de l'empereur du Brésil, le catalogue du musée impérial présente l'œuvre en ces termes : « Domestique portant un enfant dans les bras. Huile sur toile, sans date ni signature », mais avec cette mention supplémentaire révélatrice d'une réelle volonté de travestir l'histoire : « Il s'agit du portrait de Luis Pereira de Carvalho Nhozinho, dans les bras de sa domestique, Catarina ». Le crime est parfait ! L'enfant et la nourrice portent désormais chacun un nom les éloignant davantage de l'empereur et de ses attaches africaines par celle qui lui a donné le sein. 

Pedro II du Brésil 0007 (2)

            Mais la supercherie est trop forte et n'échappe pas à l'anthropologue Rita Laura Segato qui, comme Ernst Kantorowicz (Les deux corps du roi, 1957), voit dans ce tableau une scène publique et une scène privée intimement liées. Elle l'affirme de manière franche et solennelle : « Ce tableau est pour moi simultanément celui du bébé, l'allégorie du Brésil attaché à une mère patrie jamais reconnue mais non moins véridique : l'Afrique ». D'autre part, une chose est certaine, ajoute-t-elle : « tous les portraits non religieux du Palacio de Petropolis représentent Don Pedro ou ses parents proches ». Pour quelle raison en effet ce tableau serait-il une exception ? Par ailleurs, conclut-elle, « le très large front du bébé rappelle le visage, connu à travers de nombreux tableaux, de l'empereur adulte ». 

            Retenons pour finir que de riches Brésiliens ont payé des artistes pour effacer la présence des nourrices noires sur les peintures familiales. Et à l'heure de la photo, alors que les premières montrent encore des petits Blancs attachés au sein et aux bras des nourrices noires, sur les dernières, on ne voit que des  mains noires tenant l'enfant, ou mieux, la silhouette de la femme noire dissimulée sous un voile mais continuant à envelopper le bébé blanc de sa tendresse africaine.

Raphaël ADJOBI

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24 juin 2014

Les montagnes bleues (Philippe Vidal)

                                             Les montagnes bleues

                                                      (Philippe VIDAL)

Les montagnes bleues 0001

            Que savons-nous de l’histoire des esclaves marrons, ces communautés d’esclaves qui, après avoir fui le joug de l’asservissement, se refugiaient dans les montagnes ou les forêts des Amériques et de leurs îles avoisinantes, loin du regard de leurs anciens maîtres blancs ? En ce XXIe siècle, nous ignorons presque tout de la vie de ces fugitifs dont la précaire liberté a été soulignée dans Le Rancheador, le journal du chasseur d’esclaves cubain Francisco Estévez, au milieu du XIXe siècle. Avec Les Montagnes bleues, Philippe Vidal se propose de combler notre ignorance en nous donnant une idée de leur organisation dans un récit dur, passionnant et palpitant, mais également plein d’enseignements politiques pour tous les Noirs que l’Europe soumet aujourd’hui encore dans un esclavage à domicile dans les pays africains.

            En 1700, sur l’île anglaise de la Jamaïque, la plantation Fenwick était dirigée d’une main de fer par un contremaître dont la sévérité à l’égard des esclaves ainsi que la compétence en imposait même à son nouveau maître, John Fenwick, l’unique héritier de cette immense plantation de canne à sucre. En effet, depuis la mort de son premier maître, Stanton avait supplanté en autorité son jeune patron, homme nourri de Pline, Platon, Hérodote et Tacite, partageant son toit et des conversations érudites avec son jumeau noir, cet esclave qui a eu la chance d’avoir été son compagnon d’études pour une raison singulière que vous découvrirez en lisant le roman.

            Stanton est donc omniprésent et tout-puissant, au grand malheur des esclaves qu’il terrorise quotidiennement. Dans la première partie du récit, passionnante et dure à la fois, on le découvre s’employant à multiplier les exactions à leur égard, convaincu d’œuvrer ainsi à la stabilité de la plantation. 

            Or, un événement imprévu vient ruiner momentanément la plantation Fenwick, qui ne peut nourrir son bétail de Noirs en attendant les récoltes de l’année suivante. Stanton soumet alors un projet machiavélique à John Fenwick pour réduire les frais de gestion des esclaves. Malheureusement pour eux, Christian, le jumeau noir de Fenwick, surprend la conversation et doit disparaître. Pour ne pas le voir mourir sous ses yeux, John Fenwick condamne le compagnon d’études qui égayait ses journées monotones à une vie d’esclave marron, à la grande stupeur de son contremaître qui voit dans ce geste la ruine de son autorité sur les esclaves.

            En bon représentant de la pensée esclavagiste, Stanton est convaincu que la fuite de Christian facilitée par son maître est un exemple intolérable contre le système établi. Il ne laissera donc pas faire. Heureusement, nourri des Anciens grecs et latins, Christian sait que « tu peux oublier l’homme blanc, tu peux essayer de construire un monde autour de toi, mais l’homme blanc, lui, ne t’oublie pas, il ne te laissera jamais échapper à son emprise ». En quelques mois, malgré la haine qu’il avait focalisée autour de sa personne dans le milieu des esclaves noirs parce que son quotidien dans la demeure de John Fenwick n’avait rien de comparable à celui de ses frères de sang, il va par son intelligence et sa grande culture, se faire accepter dans une communauté de fugitifs et en devenir le stratège écouté mais aussi jalousé. Bientôt, le village de marrons de Christian devient un ennemi craint et redouté par les colons.  

            A ce stade du roman, le lecteur comprend que Philippe Vidal a choisi ses porte-parole : d’une part, à l’opposé des autres Blancs qui pensent qu’ « un nègre reste un nègre, quelles que soient son éducation ou ses manières », John Fenwick est convaincu du fait que « n’importe quel être transposé dans un environnement éduqué en acquiert les valeurs ». Il sait que le grand instigateur des opérations punitives qui menacent les colons est son jumeau noir. D’autre part, Christian est de toute évidence le symbole de l’espoir des opprimés grâce à sa culture et ses connaissances qui en font le ferment de la société, une bénédiction pour tous. 

            A partir du moment où les deux communautés antagonistes semblent vivre dans une crainte à peu près égale, le lecteur ne peut s’empêcher de se demander comment le romancier va terminer son récit. Jusqu'où Christian poussera-t-il son audace ? Quelle sera la réponse des colons blancs ? C’est à ce moment précis que l’auteur choisit de faire parler son talent de dramaturge pour conduire le récit vers une fin en apothéose ! Dans cette dernière partie du roman, Philippe Vidal nous délivre des pages magnifiques sur les stratégies politiques des colonisateurs européens. Des pages que tous les colonisés des temps modernes gagneraient à lire et à relire pour comprendre comment de siècle en siècle, les Blancs s’arrangent pour « bien manœuvrer » afin de faire voler en éclats toute tentative de cohésion au sein de n’importe quelle communauté noire. Des pages qui nous montrent aussi qu’en matière de politique, la grande faiblesse des Noirs – hier comme aujourd’hui – réside dans la question d’amour-propre qui finit toujours par triompher de l’amour du groupe, fragilisant ainsi leur marche vers l’indépendance. 

            Les montagnes bleues est donc un récit qui présente des facettes variées et passionnantes. Il est à la fois un bel hommage aux esclaves marrons, symboles de l’Humanité éprise de Liberté, un hommage encore plus grand aux hommes pétris de culture qui mettent leur savoir – puisé dans les livres de toutes les époques – au service du combat pour l’égalité parmi les hommes et du respect de l’indépendance des peuples. L’essentiel de ce roman n’est donc pas dans la force du récit – certes passionnant, malgré quelques schémas classiques par moments – mais dans la stature des personnages et les réflexions semées çà et là, constituant une foule d’informations susceptibles de galvaniser les peuples opprimés de ce XXIe siècle. 

Raphaël ADJOBI

Titre : Les montagnes bleues (Préface de Pascal Légitimus), 430 pages.

Auteur, Philippe Vidal

Editeur : Max Milo, mai 2014.

19 juin 2014

Les malades précieux (Obambé Gakosso)

                                 Les malades précieux

                                        (Obambé Gakosso)

Les malades précieux 0002

            Ce recueil de onze nouvelles que nous propose Obambé Gakosso est la peinture d'une Afrique en pleine mutation. On découvre ici le visage d'un continent se situant entre une société dont le socle traditionnel est difficilement reconnaissable et une société moderne dont on ignore les réelles visées. C'est donc un monde en ébullition, aux manifestations grimaçantes, pour ne pas dire anarchiques, la peinture d'une société congolaise, reflet d'une Afrique qui se cherche à tâtons, que nous présente l’auteur. Et la jeunesse de la plupart des personnages principaux témoigne de cette société en mutation. 

            La sixième nouvelle - Les malades précieux - qui a donné son nom au recueil est un véritable cri d'indignation à l'encontre des pratiques prédatrices pour les finances des Etats dont se rendent coupables les élites africaines. Elle met en lumière la responsabilité qui incombe à chaque Africain au moment de prendre ses fonctions dans nos nouvelles sociétés : il faut choisir entre se mettre au service de tous et se mettre au service des privilégiés tout en bénéficiant des avantages qui en découlent.

            Malgré la force de cette nouvelle, elle n'aura pas forcément la préférence de tous les lecteurs. Il y a dans ce recueil des récits séduisants comme La Fac au pied du baobab qui peint les rêves très réfléchis de deux jeunes étudiants et nous remplit d'espoir en l'avenir ou Une tête au menu qui montre l'irresponsabilité et l'inconscience des jeunes hommes dans une société où l'arrivisme est une règle d'or pouvant conduire à l’impensable. On peut aussi ne pas être insensible à la sagesse retrouvée de Karumba dans la première nouvelle intitulée Je n'ai plus de temps à perdre. Mais sans hésitation, ma préférence va à L'assiette n'a pas changé. Bien construite,  cette nouvelle montre l'ingéniosité des mères africaines pour mener à bien l'éducation de leurs enfants emportés dans le tourbillon des nouvelles pratiques amoureuses de la jeunesse d'aujourd'hui. La force de caractère dont fait montre la mère de Loketo pour responsabiliser son fils, pour lui faire prendre conscience des devoirs attachés à la liberté est tout à fait admirable. Une mère comme on les aime et les redoute à la fois.

            Toutefois, force est de reconnaître que la nouvelle la plus instructive sur l'état de notre Afrique en mutation est bien Ma route de Loango, et cela grâce aux multiples réflexions qu'elle contient. Le lecteur y trouvera une peinture très réaliste du fonctionnement de nos Etats ainsi que de toutes les carences des Africains en matière de gestion et d'organisation sociale. A lire absolument. 

            La lecture de ce recueil suscite cependant une question importante sur le regard que les éditions L'Harmattan portent sur les textes qui leur sont proposés pour leur collection "Ecrire l'Afrique" : pourquoi n'y a-t-il pas de relecture de ces textes ? Cette question nous renvoie à un problème social qui devient inquiétant : il s'agit de la place de moins en moins grande des correcteurs dans la fabrication du livre ; problème que soulignait le journal La Croix dans deux articles dans son édition du jeudi 15 mai 2014. Son constat est sans appel : « bien des éditeurs, épaulés par les logiciels de correction, sont tentés de faire des économies sur ces invisibles correcteurs - rendant soudain visible leur absence ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Les malades précieux, 281 pages

Auteur : Obambé Gakosso

Editeur : L'Harmattan, collection Ecrire l'Afrique, 2013  

9 juin 2014

Comment savoir si vous êtes Noir (Félicité Kindoki et Espérance Miezi)

                       Comment savoir si vous êtes Noir

                             (par Félicité Kindoki et Espérance Miezi)

comment savoir si

            Ne cherchez pas sous ce titre de sérieuses réflexions susceptibles de vous faire douter de votre négritude ou de votre "blanchitude". Ce livre n'est ni un essai ni un roman mais une espèce de jeu de piste fait de questions à choix multiples que nous proposent Félicité Kindoki et Espérance Miezi. Leur but est de permettre à chaque Noir de mettre le doigt sur les caractéristiques mais aussi les expériences vécues qui témoignent de son hétérogénéité dans le bain de la société française. Car, selon elles, si par sa couleur le Noir ne se fond pas dans la masse blanche, des mœurs singulières – le fait de parler fort, de ne pas posséder d’animal domestique… - et surtout les réactions, conscientes ou inconscientes, qu’il suscite, sont pour lui des facteurs aggravants.

            L’intérêt essentiel de ce livre réside donc dans les observations relatives aux chocs que vivent les Noirs dans une société essentiellement blanche. On peut par exemple relever que l’école est pour les enfants noirs le lieu où ils subissent les plus grandes blessures de leur vie parce que constamment stigmatisés par les adultes. Le corps enseignant apparaît raciste par ignorance de l'histoire de l'empire français. La lecture de certaines pages de ce livre leur permettrait d’éviter les lieux communs blessants pour leurs élèves noirs. 

            Par ailleurs, les pages présentant les questions et les réflexions récurrentes que l’on rencontre aux quatre coins de la France, dans tous les milieux professionnels, dans les regroupements amicaux ou familiaux mériteraient d’être lues et relues par nos compatriotes blancs. Ils seraient moins bêtes à nos yeux. C’est clairement le message que Félicité Kindoki et Espérance Miezi veulent faire passer. Pourquoi dès qu’un Blanc voit un Noir, il ne trouve jamais rien d’autre à lui dire que : d’où viens-tu ? Tu parles africain ? Pourquoi en compagnie d'un Noir le Blanc se sent-il obligé de dire qu'il aime les Noirs, l’Afrique, les Antilles, qu'il a un ami noir ou une amie noire ? Attitude que nous trouvons tout à fait ridicule ! 

Malheureusement, ce livre-jeu est trop ancré dans le milieu des immigrés récemment arrivés. Et c'est là sa grande faiblesse. Trop d'observations – les premières et les dernières pages – relèvent plutôt d'habitudes africaines que de caractéristiques propres à toute personne noire. Tous les Noirs de France ne se reconnaîtront donc pas dans la grande majorité des observations faites ici. Par exemple, la mauvaise prononciation de certains mots, ou les « expressions favorites », relèvent plutôt de la faiblesse du niveau de langue de la population nouvellement immigrée. Le public noir que vise le livre se trouve donc considérablement réduit malgré un titre accrocheur et résolument généralisateur. Dommage !  

Raphaël ADJOBI

Titre : Comment savoir si vous êtes Noir, 159 pages.

Auteurs : Félicité Kindoki et Espérance Miezi.

Editeur : J’ai lu, janvier 2014.

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4 juin 2014

L'ogre nourri par la France dévore ses enfants en terre d'Eburnie (Raphaël ADJOBI)

    L'ogre nourri par la France dévore ses enfants

                             en terre d'Eburnie*

              (Une fable dédiée à Awa Fadiga et Oxane Mandjara)

L'ogre Ouattara 0003

            Tapi dans l'ombre, nourri par des mains étrangères, la bête fut patiemment et longuement engraissée. Quand enfin elle surgit dans toute la splendeur de sa laideur, balayant tout sur son passage avec devant elle les flammes ardentes venues des confins de l'Europe ténébreuse, la foule éburnéenne se mit à trembler d'effroi, croyant sa dernière heure arrivée.

            Rasséréné par ses maîtres étrangers, l'ogre se fit docile et devint berger, drapé d'attributs lui conférant grandeur et considération. En effet, ses adorateurs locaux et ses maîtres étrangers - qui espéraient en tirer de grands profits - pavoisèrent et le déclarèrent le messie de la terre d'Eburnie. L'ogre se mit alors à parcourir le monde, flatté par la magnificence des soins dont on l'entourait et de son nouveau rôle.

            Mais un ogre n'est pas un humain et n'en connaît point les usages. A chacun de ses pas, son lourd appareillage qui fit tant d'effroi ne changea point et ne rassura point. Des villages et des camps de refugiés furent incendiés. Ceux qui avaient trouvé refuge dans les cités voisines de son domaine furent traqués par ses adorateurs et ramenés pour lui servir de jouets dans son cirque morbide. Ils mouraient comme des mouches. L'amour et la joie avaient fui Eburnie. L'ogre festoyait, solitaire ;  et ses maîtres nourriciers - à croire leur profond silence - en étaient contents et fiers.

            Le temps passa. Les victimes belles et grasses vinrent à manquer. A ses pieds ne demeuraient plus que des adoratrices belles et tendres. Ah ! fit-il. Que la nature est généreuse et ingrate à la fois ! De la chair tendre et fraîche que l'on destine à des lits que ma taille m'interdit.  Mon Dieu, quelle infamie ! Quelle profonde blessure infligez-vous à mon âme !

            L'ogre plein d'appétit, outrepassant ses promesses, d'un œil non point rageur mais séducteur, se pencha et attirant vers lui les âmes conquises, se mit à les dévorer les unes après les autres dans le silence béat de ses maîtres européens, qui ne savaient plus s'il fallait l'applaudir ou le maudire, l'abattre ou le caresser davantage.

            Ce n'est pas une entreprise aisée que d'être un éleveur d'ogres. Difficile de savoir jusqu'où peut les mener leur innocence animale. Mais quand on élève des monstres, il faut s'attendre à ce qu'ils se comportent comme tels. Les bruits de frayeur de leurs proies ordinaires devraient être pour le maître des alarmes. Car il n'est pas sûr que l'on puisse bâtir sa fortune sur une terre dévastée et sans amour.

   * Eburnie : l'autre nom de la Côte d'Ivoire    

Raphaël ADJOBI

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22 mai 2014

La haine persistante à l'encontre de Christiane Taubira (par Edwy Plenel)

  La haine persistante à l'encontre de Christiane Taubira

                                     (par Edwy Plenel)         

            Que de fois j'ai nourri le projet de rédiger une défense de Christiane Taubira ! Mais après le billet réalisé sur son livre - billet dont la première moitié porte l'empreinte de mes sentiments personnels - j'y ai totalement renoncé. C'est donc avec un réel plaisir que j'ai écouté la belle apologie de cette dame réalisée par Edwy Plenel sur la radio France Culture le 14 mai 2014. Le détour par l'histoire que fait le directeur du journal en ligne Médiapart permet d'avoir à la fois une image digne et admirable de Christiane Taubira et un portrait exact de la France haineuse qui subsiste encore parmi nous.        

Christiane Taubira 0003

            J'ai sous les yeux un numéro de la revue Tropiques. La revue célébrée par le surréaliste André Breton. Cette revue qu'au cœur des années noires du siècle passé Aimé Césaire et son épouse animaient à Fort-de-France en Martinique. 

            C'est le dernier numéro ; le numéro de septembre 45, au moment où Aimé Césaire va définitivement entrer en politique, devenir député et maire de Fort-de-France. Et c'est un numéro qui s'ouvre sous la plume de Césaire par un hommage et un dossier à Victor Schœlcher, l'homme dont le nom est associé à l'abolition de l'esclavage sous la deuxième République en 1848.

            Le texte de Césaire commence ainsi. Il évoque ce fait que de 1918 à 39, avant l'affaissement de 40, la démocratie a été bien malade. Et pas plus qu'on n'hésitera sur cette constatation, on n'hésitera sur le diagnostic, poursuit-il.

            Quel est ce diagnostic ? "Une démocratie malade. Je veux dire une démocratie Républicaine, encore de forme certes, mais méfiante d'elle-même, incertaine d'elle-même et de ses principes. Une démocratie en rupture de mystique. A mes yeux, poursuit Césaire, le signe le plus immédiatement éloquent de cette maladie est que de 1918 à 1939, tout s'est passé comme si la République avait honte de ses grands événements ou de ses grands hommes ; qu'elle avait honte de la Convention, qu'elle avait honte de Robespierre, qu'elle avait honte de la Commune".

            Et Césaire du coup de célébrer celui qui était pour lui à ce moment-là l'honneur de la République, au moment où il allait se battre pour l'égalité entre les peuples d'Outre-mer et ceux de la France dite métropolitaine, de célébrer Victor Schœlcher en disant que c'est une conscience, que c'est le symbole de l'honnêteté, que c'est l'homme du courage. C'est l'homme qui défend un principe contre les intérêts. En l'occurrence les intérêts des colons.

            Et dans ce dossier, on trouve collecté par Césaire des exemples de la haine qui a déferlé autour de cet homme. Quelques citations : "Pas un Français né aux colonies ne pourrait prononcer ce nom de M. Schœlcher sans haine et sans mépris". Mieux encore, voici Schoelcher vu par les esclavagistes : "M. Scholecher a les oreilles pointues et détachées, le nez crochu et pointu, la peau de la figure jaune étirée dans le sens de la longueur. C'est un diable de pacotille".

            Alors, je vous rappelle tout ça pour que vous vous interrogiez sur le sens dans nos temps de démocraties bien malades, en apparence républicaines - pour faire écho au mot de Césaire - où la haine entoure une personne depuis deux ans : Christiane Taubira, encore pour l'heure ministre de la Justice.

            Cette haine récurrente, cette haine insistante qui hier la faisait traiter  de guenon à laquelle on offrait des bananes et qui aujourd'hui fait que, pendant quelques jours - avec des médias complaisants - une polémique sur une histoire de Marseillaise qu'elle a écoutée plutôt que chantée, serait l'enjeu essentiel de la politique française. 

            Que dit cette haine ? Elle dit la haine de la Liberté. Car oui, c'est une femme libre. C'est une femme courageuse. C'est une femme à part, une femme inclassable, une femme fière : fière d'être noire, fière de son itinéraire, fière de ses convictions anticolonialistes. 

            Mais plus essentiellement, au-delà de la personne - et en ce sens nous sommes tous concernés - c'est une haine de la République à travers son moteur essentiel : l'Egalité. Car c'est de cela que politiquement Christiane Taubira fut le symbole lors du débat sur le mariage dit pour tous ; cette idée de l'égalité des droits, des possibles à conquérir, à élargir sans cesse.

 

Christiane Taubira II 0003

           Et ce n'est pas un hasard si la récente polémique a tenté d'effacer ce fait qu'au même moment des forces d'extrême droite - de droite extrême - voulaient relativiser les commémorations de l'abolition de l'esclavage justement. Car la République est indissociable du combat contre l'esclavage. Sous la première République, et c'est Napoléon qui l'a rétabli, cet esclavage. Et sous la deuxième République, c'est évidemment Schœlcher... c'est l'idée de combattre les intérêts, de combattre les conservatismes, de combattre la résignation. La République, vivante, c'est dire non à cet état de fait et dire oui au mot de l'Egalité. L'Egalité, c'est le cœur de la République. La Liberté, ça peut être la liberté de s'enrichir et de créer des inégalités. La Fraternité, ça peut être le fait de choisir ses frères et d'en exclure d'autres. L'Egalité, c'est le moteur, c'est la dynamique, c'est le mouvement.

            Alors, méfiez-vous ! Entendez bien ce qui se dit là, maintenant ! Quand vous entendez certains - y compris dans nos débats publics - qui disent "la République ! les Républicains !" Ecoutez-les bien ! Car quand on vous dit que la République c'est l'ordre, c'est le conservatisme, c'est l'immobilisme, on ne vous parle pas de la République. La République, c'est le mouvement, c'est l'invention.

             La République, ce n'est pas chanter la Marseillaise ! Ah, sous Vichy, ils ont d'abord gardé la Marseillaise comme ils ont gardé le drapeau tricolore. En revanche, ils ont changé la devise Liberté, Egalité, Fraternité pour la remplacer par Travail, Famille, Patrie !

            Alors oui, honneur, honneur à Christiane Taubira, et honte, honte à ceux qui l'accablent, qui la calomnient. Car en visant cette femme, cette femme digne, cette femme courageuse, cette femme à part, c'est la République qu'ils accablent, et c'est l'Egalité qu'ils combattent.

Edwy Plenel (Directeur de Médiapart sur France Culture le mercredi 14 mai 2014) 

Transcription de Raphaël ADJOBI 

     °Edwy Plenel 2 hommages

13 mai 2014

Commémoration de l'abolition de l'esclavage 2014 : de Villers-Cotterêts à Paris

Commémoration de l'abolition de l'esclavage 2014 :

                     de Villers-Cotterêts à Paris          

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            De Villers-Cotterêts à Paris, place du général Catroux, la commémoration de l'abolition de l'esclavage a tourné autour de la figure historique du général Alexandre Dumas qui, peu à peu, fait surface dans l'Histoire de France. 

            A Villers-Cotterêts, c'est sous la pluie qu'a débuté à 11h la cérémonie devant l'ancienne résidence de la famille du général Dumas. C'est Claude Ribbe, le nouveau président de l'association Les Amis d'Alexandre Dumas qui, le premier, s'est adressé au public. L'écrivain n'a pas manqué de rappeler le parcours du valeureux général mort à 46 ans, oublié de la France, dans cette petite ville de Picardie. Oublié parce qu'en 1802, la mise en place de l'arrêté consulaire de Bonaparte avait rayé les nègres de l'armée, les excluant par la même occasion de tout hommage de la nation. Puis Claude Ribbe a souligné les efforts de son fils - l'écrivain Alexandre Dumas - pour venger, par son oeuvre, ce père qu'il vénérait mais qui ne l'a pas vu grandir.

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            Puis l'orateur s'est attardé sur l'attitude antirépublicaine du maire de Villers-Cotterêts qui a refusé de prendre part à la cérémonie qu'il assimilait à de la repentance. Aux yeux de Claude Ribbe et de l'assistance qui l'a fortement applaudi, le maire s'est totalement déshonoré. Il a rappelé que toutes les personnes présentes n'avaient rien à se reprocher  parce que personne, dans l'assistance, n'est coupable du crime de l'esclavage. De toute évidence, seul le maire qui parle de repentance à quelque chose à se reprocher. Il a été également rappelé que la commémoration de l'abolition de l'esclavage est nécessaire parce qu'elle nous ramène aux origines du racisme qui fait tant de mal dans notre pays. Se soustraire à cette cérémonie équivaut donc à une faute, comme le soulignera le Premier ministre à Paris, quelques heures plus tard. 

            Puis l'ancien maire de la ville a pris la parole pour rappeler le sens de la commémoration de l'abolition de l'esclavage avant de dénoncer l'absence de son successeur qui prône par son attitude une idéologie pour son parti. Il a lancé un appel à "regarder notre histoire en face pour la dépasser sans rien effacer". Selon lui, ce sont les mémoires réconciliées qui construiront la France. 

            Puis deux jeunes sont passés devant l'assistance pour lire un poème. Leur prestation a été suivie par l'intervention du président de la ligue des droits de l'homme qui a justifié la présence de son mouvement par l'affront fait à la souffrance humaine par le maire FN. 

            Malgré la pluie, la cérémonie de Villers-Cotterêts fut une belle fête populaire avec un public plus nombreux qu'à Paris où il fallait être officiellement invité. 

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                                       Paris, une cérémonie pour les officiels

            La cérémonie de Paris, à la place du général Catroux (17e) a débuté à 18 h en présence du Premier ministre, du ministre de la justice et du ministre des Outremers. Etaient également présentes, Mme le maire de Paris (Anne Hidalgo) et Mme le maire du 17e arrondissement (Brigitte Kuster). Cette dernière nous a d'ailleurs remis en mémoire le fait que derrière l'esclavage dont on commémore l'abolition, il y a bien le racisme et la discrimination qui perdurent. 

            A son tour, comme à Villers-Cotterêts, Claude Ribbe a rappelé que nul n'est coupable des crimes du passé. Et comme pour faire écho aux propos de ceux qui voyaient dans le rapt des filles du Nigéria la permanence de l'esclavage en Afrique, il a tenu à dissiper tout amalgame en rappelant que l'on ne peut mettre sur le même pied d'égalité ce crime de bandits de grand chemin et le crime d'Etat, légalisé et codifié qu'était l'esclavage outre-Atlantique. Mise au point absolument nécessaire pour ceux qui ont tendance à s'appuyer sur les crimes des individus pour pardonner ceux des Etats. 

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            Puis Claude Ribbe a rappelé au premier ministre quelques attentes des Noirs de France : la mise en place d'un véritable plan de lutte contre le racisme, la création d'un centre de culture du monde Noir et l'introduction de l'histoire des Noirs dans notre enseignement ; en d'autres termes, apprendre à nos enfants l'Histoire de la France sans rien leur cacher. 

            Mme Anne Hidalgo, nouveau maire de la ville de Paris a dit pour sa part que commémorer l'abolition de l'esclavage, c'est commémorer la mémoire des femmes et des hommes d'Afrique qui ont été déportés, assassinés, des femmes et des hommes morts dans les comptoirs, au fond des Océans. C'est également, selon elle, commémorer la mémoire de ceux qui se sont levés pour revendiquer leur liberté.

            Quant au premier ministre, il a d'abord dénoncé l'outrage du maire de Villers-Cotterêts avant de dire que la traite Atlantique a déshonoré l'Europe. "Notre histoire connaît des pages de gloire et des pages sombres", et la Shoa comme l'abolition de l'esclavage des Noirs doivent bénéficier de la même attention et des mêmes soutiens de la part de la république,  a-t-il tenu à préciser. 

            On ose espérer que de commémoration à commémoration, les attentes des Noirs de France seront satisfaites. Chose nécessaire pour que leurs compatriotes blancs prennent non seulement réellement conscience de leur contribution à l'Histoire de notre pays mais aussi qu'ils leur témoignent la reconnaissance dont ils ont besoin pour avancer d'un pas plus assuré dans la société française. On ose aussi espérer que la diaspora africaine s'impliquera davantage dans cette commémoration annuelle au lieu de la laisser aux seuls descendants d'esclaves. L'abolition de l'esclavage est l'affaire des Africains, des Noirs enlevés d'Afrique et des Européens. C'est assurément notre mémoire commune que notre pays veut commémorer chaque 10 mai.

Raphaël ADJOBI

10 mai 2014

Paroles de liberté (Christiane Taubira)

                                   Paroles de liberté

                                         (Christiane Taubira)  

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           Jamais en France une personnalité politique n'a cristallisé autant de haine raciale que Christiane Taubira. Dès son entrée au gouvernement en 2011, on a eu le sentiment que tout le racisme diffus qui s'insinuait dans les médias et les couloirs des réunions politiques avait trouvé en sa personne l'ancre à laquelle il fallait se fixer pour enfin avoir un sens. Et en moins de deux ans, elle est devenue le bouc émissaire de la frange de la France qui s'est déclarée ouvertement raciste.  

            Mais cette dame de qualité et de grande envergure intellectuelle n'en est pas à ses premières égratignures racistes. Le parcours scolaire et estudiantin qu'elle nous livre ici en témoigne. Malheureusement, on ne s'habitue pas au racisme. « Il reste et restera toujours à essayer de percevoir l'intensité de la brûlure qu'inflige la blessure percée à vif par la parole raciste. Elle frappe au mitan du coeur, elle incise l'esprit, entame la confiance, consume l'estime de soi. Elle percute celle ou celui qui la reçoit en plein plexus, l'étourdit, le fait chanceler, un temps, ou longtemps, avant qu'il sache s'il tient encore debout ou s'il s'ébranle dans un lent effondrement. Cette blessure est à chaque fois personnelle et nouvelle ». Non, vraiment, on ne s'habitue pas à la blessure raciste parce qu'elle est chaque fois nouvelle et chaque fois vous touche personnellement. 

            Mais voilà : celui qui veut sortir de l'enfer ne doit pas craindre d'en braver les flammes. Cependant, qui connaît la porte de sortie de l'enfer ? Il faudra sans doute nous convaincre que nous sommes condamnés à éteindre les flammes de l'enfer plutôt que de chercher à en sortir. En tout cas, parvenue dans les hautes sphères de la politique nationale, elle s'est rendue compte que sa candidature aux élections présidentielles à la tête des Radicaux de gauche n'a pas suffi pour faire d'elle une Française à part entière. Pour les journalistes français, et certainement pour beaucoup d'autres, elle fut la candidate des minorités.

            Devenue ministre, toutes les décisions qu'elle prenait étaient présentées par ses nombreux détracteurs comme favorisant les délinquants des quartiers populaires et par voie de conséquence les Noirs et les Arabes. Une politique communautaire donc. Et quand elle porta devant l'Assemblée le projet de « mariage pour tous », on vit en elle la Noire, la sauvage qui venait détruire la société civilisée !

            Paroles de liberté vient donc rompre le long silence de celle qui semblait tout encaisser sans fléchir, voire indifférente à ce qui ressemblait à une vindicte populaire. Les paroles de Christiane Taubira sont franches et sans complaisance. Elle sait que si le public  - jusqu'aux enfants - s'est acharné à la dépouiller de tous ses attributs de représentante de la République pour ne voir en elle qu'une guenon - à laquelle on jette une banane et qu'on enjoint de rejoindre son arbre - c'est tout simplement parce que des hommes politiques hypocrites associés à de sulfureux et prétendus intellectuels l'ont sciemment jetée en pâture. Ces hommes et ces femmes n'ignoraient pas que « les actes de paroles sont souvent l'expression de rapports de forces et leur efficacité dépend largement de l'autorité sociale du locuteur » ; ils savaient que tôt ou tard, leurs propos produiraient les fruits nauséabonds qu'ils nourrissaient dans le fond de leur cœur sinistre. Eux qui détiennent l'autorité de la parole publique savaient qu'en accusant, en dénonçant, en stigmatisant, en menaçant, en parlant de « Kärcher, racaille, cambrioleurs-nés, voleurs et violeurs pourrissant la vie de bonnes gens en banlieues », tôt ou tard, des hommes, des femmes et des enfants se lèveraient pour fouler au pied les dernières précautions et exprimeraient publiquement leur haine raciale et n'épargneraient même pas une personnalité de l'Etat.   

            Dans ce livre, Christiane Taubira parle à chaque citoyen français à cœur ouvert. Elle sait que sa position de femme politique parvenue aux hautes sphères des affaires de l'Etat ne la met pas à l'abri des quolibets de ceux qui cultivent avec arrogance leur entre-soi blanc. Aussi, une bonne moitié de ce livre attire l'attention de chacun sur les principes fondateurs de la bonne sociabilité. Pour elle, la République ne peut être réellement sociale que lorsque « les institutions enfin [...] se surveillent d'être justes, équitables et décentes [...] qui n'humilient aucun citoyen et ne se hasardent à humilier personne nulle part dans le monde ». 

Raphaël ADJOBI

Titre : Paroles de liberté, 138 pages.

Auteur : Christiane Taubira

Editeur : Flammarion, mars 2014

3 mai 2014

Les tribulations de la statue du général Alexandre Dumas

                      Les tribulations de la statue

                     du général Alexandre Dumas

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            Le soldat français qui reçut le plus d'éloges à son époque, quand il était en activité, fut incontestablement Alexandre Dumas. Napoléon le compara à un valeureux soldat romain, et les historiens en firent le plus grand défenseur de la République dans les rangs de l'armée. Mais c'est le seul général célébré en son temps qui n'a pas de statue sur la terre de France. Vous allez comprendre pourquoi. 

            Dans Dumas, le comte noir, l'Américain Tom Reiss termine son livre sur l'histoire de la "statue oubliée" de ce général noir inconnu de presque tous les Français. C'est à croire que l'Education nationale travaille à nous convertir – comme si nous étions en religion – et non à nous instruire. 

            Le récit de Tom Reiss commence ainsi : « Il y avait autrefois à Paris une statue du général Dumas exécutée par un sculpteur de la fin du XIXe siècle, Alphonse de Moncel, qui avait déjà doté la capitale de plusieurs effigies. Encadrée par les monuments des écrivains Dumas père et fils (son fils et son petit-fils) assis sur leur piédestal, elle se dressait sur la place Malesherbes, ou "place des Trois Dumas" comme on la surnommait alors. La commande en avait été passée dans les années 1890, en pleine période de nostalgie patriotique pour les guerres révolutionnaires du siècle précédent. Les fonds n'avaient cependant pas été puisés dans les caisses de l'Etat ou d'une quelconque organisation militaire : le bronze du général fut financé par une souscription publique lancée par un petit comité de fidèles amis et admirateurs d'Alexandre Dumas père (le romancier), dans lequel figuraient deux des plus grandes célébrités de l'époque, Anatole France et Sarah Bernhardt. L'actrice donna même une représentation extraordinaire au bénéfice de la statue. Il fallut néanmoins plus de dix ans pour réunir la somme nécessaire, et le bronze ne fut érigé sur la place du XVIIe arrondissement qu'à l'automne 1912 ».

            La lenteur et le laborieux cheminement des contributions n'étaient rien devant les ennuis qui attendaient la statue une fois érigée sur la place Malesherbes. Dans ses recherches, le journaliste et écrivain américain Tom Reiss tombe sur l'entrefilet du journal Le Matin du 28 mai 1913, intitulé "La statue oubliée". L'extrait de l'article du journal apporte des éclaircissements édifiants : 

            « Pauvre général ! Il semble qu'on l'ait planté là, un fusil à la main, au milieu du gazon, comme pour en finir, une fois pour toutes, avec lui. Depuis longtemps, les deux autres Dumas, le père et le fils, dressaient parmi les boulingrins du square leurs images d'airain. Mais lui, le vieux soldat, le grand-père, [...] demeurait oublié. Il fallait réparer cette injustice ; et comme le square est assez grand et que notre génération n'est point avare en statue, on en érigea une au vieux général. [...] Mais élever une statue est une chose, autre chose est de l'inaugurer. »

            Tout est dit. Tout est clair dans la deuxième partie de cet extrait. Notez bien le « pour en finir avec lui » ! En d'autres termes, le fait de ne pas honorer ce général dont tout le monde vantait la bravoure pesait sur la conscience publique. Mais une fois sa statue érigée à côté de celles de son fils et de son petit-fils, tout le monde semblait avoir la conscience tranquille. L'injustice était réparée. Seulement, qui osera l'ultime geste ? C’est-à-dire inaugurer la statue en prononçant les paroles officielles de la République reconnaissante à son fils noir ? « La préfecture, le conseil municipal, le ministère de l'Intérieur, le sous-secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts, le bureau des Arts et Musées, les services d'architecture et des promenades et plantations », tous ont été sollicités et nulle part on n’a jamais trouvé un seul officiel français pour accomplir le geste réparateur de l'injustice faite au général Dumas ! Quelle est cette France qui refuse de reconnaître publiquement ce fils de la République chanté par Napoléon, Victor Hugo, Anatole France... ? Comment peut-on qualifier cette France-là ?

            D'ailleurs, très vite, la statue fut recouverte d'un immense manteau à capuchon. Etait-ce pour la soustraire à la vue du public en attendant son inauguration qui ne venait pas ? Etait-ce parce que l'on ne voulait pas voir le visage de ce général-là ? 

            Devant l'impossibilité de trouver un représentant de l’Etat pour accomplir le geste final, « le 27 mai 1913, une bande de joyeux frondeurs emmenée par le dessinateur Poulbot organisa une cérémonie officieuse et burlesque pour réparer cet affront au premier Dumas du nom et l'on arracha enfin le "sordide burnous qui lui servait de voile" ». Enfin, direz-vous ! Eh bien, détrompez-vous !

La lettre d'un habitant de la place Malesherbes adressée à un journal de l'époque nous permet de suivre la suite de l’aventure de la statue : « Depuis des mois et des mois, la place Malesherbes possède un épouvantail à moineaux : c'est la statue, recouverte de bure, d'un certain général Dumas [...]. Comment [...] n'a-t-on jamais trouvé un ministre pour inaugurer cette statue ? Mardi, de joyeux humoristes ont décidé d'opérer eux-mêmes. La cérémonie fut réussie et on l'espérait définitive. Erreur ! Ce matin, le général Dumas est de nouveau vêtu comme un capucin ».   

            Ainsi donc, après son inauguration officieuse, la statue avait été de nouveau recouverte. Ce qui veut dire clairement qu’on l’avait recouverte dès le départ parce qu'on ne voulait pas la voir ! On ne voulait pas la statue de ce nègre dans Paris ! Aussi, c'est presque dépité que Tom Reiss conclut ce chapitre en ces termes : « A l'été 1913, le président de la République signa enfin un décret approuvant l'érection de la statue, mais rien n'indique qu'elle bénéficiât jamais d'une inauguration officielle ». Effectivement, la statue ne fut jamais officiellement inaugurée ; à tel point que le directeur administratif des services d'architecture et des promenades et plantations mentionna que « la toile recouvrant la statue a été déchirée en trois morceaux ». 

            Pauvre général Alexandre Dumas ! Toi le grand défenseur de la République, le général le plus célébré de ton époque, les représentants de l’Etat refuseront toujours de reconnaître publiquement tes mérites parce qu’en rétablissant l'esclavage, Napoléon avait décidé de bannir tous les Noirs de la haute sphère de l'armée française. Quel officiel osera contrevenir aujourd’hui à cette décision ? Malgré la fin de l'Empire et la restauration de la République, la France ne parvient toujours pas à s'affranchir de l'esprit bonapartiste, elle ne parvient pas à s’affranchir de l’épuration raciale de la haute sphère de l’armée prononcée par Napoléon Bonaparte ! Pauvre France ! 

            Aujourd'hui, tous les officiels français ne se posent même plus la question de savoir si oui ou non ils auront un jour à rendre hommage au général nègre Alexandre Dumas. Au fond de leur âme, ils bénissent les Allemands de les avoir délivrés de la vue de cette statue qui finissait par les hanter : elle fut détruite pendant l'hiver 1941-1942. L'occupant allemand qui voulait soutenir l'effort de guerre en récupérant les métaux, entreprit une destruction sélective des monuments. Et c'est sans état d'âme qu'il fondit l'ardent défenseur des idéaux républicains en même temps que les philosophes des lumières qui furent des victimes de choix. Quel soulagement pour l’Etat français respectueux du racisme bonapartiste !    

            Si de nombreuses figures de l'Histoire ont retrouvé leur piédestal sur les places publiques à la fin de la deuxième guerre mondiale, celle du général Dumas n'est pas près de voir le jour. Claude Ribbe, écrivain et "historien de la diversité", le plus ardent défenseur du général Dumas, a réussi par son long combat à faire ériger par le maire Bertrand Delanoë une œuvre symbolique rendant hommage à toutes les victimes de l'esclavagisme colonial - à défaut d'une effigie du général - sur la place du général Catroux, ancienne Place Malesherbes longtemps surnommée « place des Trois Dumas ». 

            Pour finir, remarquez que lorsqu'en 1977 la place Malesherbes, communément appelée « place des Trois Dumas », a été rebaptisée, on a pensé à un autre général blanc plutôt qu'au général noir Alexandre Dumas. 

Raphaël ADJOBI 

° Tom Reiss : Dumas, le comte noir. Editeur : Flammarion, 2013 / Traduction et adaptation de Isabelle D. Taudière et Lucile Débrosse.

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