L'OEDIPE NOIR, des nourrices et des mères (Rita Laura Segato)
L’Œdipe noir
Des nourrices et des mères
(Rita Laura Segato)
Ce petit livre est une analyse psychologique d'une tradition européenne qui a connu une ampleur inégalée sur le terrain colonial et particulièrement au Brésil : le recours à la nourrice pour l'allaitement et les soins du premier âge des enfants blancs. Une pratique qui – tout le monde est d'accord pour le dire – n’est pas sans conséquence sur la psyché de l'enfant par rapport à la perception du corps féminin d'une part et du corps non-Blanc d'autre part.
En Europe, partout où cette pratique a été dénoncée, on a invoqué la négligence ou le manque d'amour des nourrices mercenaires. C'est du moins ce que l'on constate dans les manuels pédagogiques des XVIIe et XVIIe siècles. Au Brésil, ce sont essentiellement des raisons hygiéniques doublées de « la rancœur raciale retournée contre les Noirs » qui ont été brandies pour la combattre. Si, ici comme là-bas, on est passé peu à peu de la "nourrice de lait" à la "nourrice sèche" ou "nounou" (baba au Brésil), le cas de ce grand pays d'Amérique s'inscrit dans une configuration particulière et ne peut manquer de susciter une analyse particulière.
Les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes ?
Rita Laura Segato, anthropologue et féministe d'origine argentine, entreprend ici de montrer comment, en refusant de sonder les conséquences d'une pratique généralisée pendant plusieurs siècles sur son sol, le Brésil s'est enfoncé dans un racisme d'un autre type. En effet, « chaque peuple possède sa propre forme de racisme » ; et la profondeur de celle du Brésil est à chercher dans la généralisation de l'allaitement des enfants blancs par les esclaves noires.
La question qui mérite d'être posée tout de suite et de manière crue est alors celle-ci : les Blancs élevés par des nourrices noires seraient-ils plus racistes que les autres Blancs ? La réponse est oui ! Au Brésil, selon Maria Elisabeth Ribeiro que cite l'auteur, « l'image de la femme noire figure dans un scénario miné par les conflits de classes où elle déverse de l'affectivité dans l'imaginaire collectif, rendant plus léger et plus doux le joug de l'esclavage dans la mémoire sociale ». En d'autres termes, « l'image de la mère noire douce et tendre s'utilise pour minimiser la violence de l'esclavage. Nous sommes en face d'un crime parfait », conclut l'anthropologue d'origine argentine. Mais il serait bon de lire son livre pour les différents éléments qui sous-tendent la complexité de ce racisme.
Retenons ici que dans la dernière partie de ce petit livre, Rita Laura Segato démontre comment le racisme brésilien est clairement lié à une négation du Noir et de l'Afrique, « une dé-connaissance de la négritude ». En principe, « l'enfant est le propriétaire ou le locataire de la mère » ; ce qui suppose un amour et une intimité de passage suffisants pour expliquer pourquoi on n'épouse pas sa mère. Mais ici, note-t-elle, « parce que celle-ci est achetée ou salariée », cela accentue le sentiment de propriété privée et donc de domination chez l'enfant blanc devenu adulte. Ce qui fait dire à l'auteur que « la maternité mercenaire équivaut ici à la sexualité dans le marché de la prostitution ».
On comprend dès lors pourquoi l'enfant blanc devenu adulte méprise cette image de la femme noire au point de refuser d'en faire son épouse. Dans sa psyché, toute femme noire est une prostituée à fuir. Cependant, « si le sentiment d'unité est perdu, le sentiment de propriété demeure [...] et le sentiment amoureux se transforme facilement en colère face à la perte » et s'exprime par un racisme violent. On comprend pourquoi, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des Brésiliens - certainement ceux qui ont bu le lait au sein des nourrices noires - ont travaillé pour minimiser la place de la mère africaine dans les peintures et la faire disparaître dans les photographies de famille en la couvrant d'un voile.
Le Brésil noierait-il ses traumatismes dans les excès ?
Ce livre nous montre donc que l'obsession de la négation de la nourrice africaine dans la société brésilienne équivaut à la négation de la race. N'oublions pas que le Brésil a connu une autre histoire douloureuse inégalée, dont les conséquences sont visibles dans le très grand nombre de métis sur son territoire : il fut le premier pays à instituer les harems et les haras humains. Aiguillonnés par la cupidité, les colons ensemençaient eux-mêmes leurs esclaves noires, se lançaient dans les croisements des couleurs noires et moins noires afin d'obtenir des espèces métissées plus chères sur le marché des villes et des grandes demeures bourgeoises. Cette culture industrielle du métissage a abouti à un sentiment bizarre – une négation du Noir et de l’Afrique – dans l’ensemble de la population. En effet, comme l’a constaté Nelson Rodrigues en 1993, « ici, le Blanc n’aime pas le Noir, et le Noir n’aime pas beaucoup le Noir non plus ». On n'est donc pas étonné de voir le pays noyer la souffrance psychique causée par ces traumatismes dans des excès comme la danse, les carnavals et la passion du football ; exactement comme certains noient leur chagrin dans l'alcool et les drogues illicites. C'est à croire que le Brésil est dépendant des passions excessives.
Raphaël ADJOBI
Titre : L'oedipe Noir, 57 pages (sans l'introduction de Pascal Molinier).
Auteur : Rita Laura Segato
Editeur : Payot & Rivages, 2014 (collection : Petite bibliothèque Payot).