Sékou Touré, Patrice Lumumba,
mes étoiles des indépendances africaines (2)
Dans la galerie des portraits des hommes illustres africains, celui dont l’histoire m’était la plus étrangère jusqu’à ces cinq dernières années était bien Patrice Lumumba. Qu’avait-il fait pour que son nom soit sur toutes les lèvres et son portrait partout exhibé ? J’étais incapable de répondre à cette question. C’est pour combler cette lacune que j’ai décidé de m’intéresser à l’homme et particulièrement à ce fameux discours du 30 juin 1960 qui avait définitivement scellé son destin. Comme son devancier Sékou Touré, c’est donc par un discours public au ton ferme et clair que Patrice Lumumba va entrer dans l’histoire. Mais en considérant le contexte, on peut franchement se poser la question de l’utilité ou de la pertinence de ce discours.
Patrice-Emery Lumumba :C’est le 30 juin 1960, jour de la proclamation de l’indépendance du Congo, que son discours au ton laudatif et unilatéralement orienté vers le peuple congolais va lui conférer son galon d’homme africain célèbre. Cependant, en lisant avec attention ce discours et en le replaçant dans son contexte, on peut se demander si la célébrité de Patrice Lumumba n’est pas exagérée : non seulement on peut douter de l’opportunité du discours mais aussi de son rayonnement pour faire de son auteur une figure historique de l’Afrique.
On ne peut, en effet, faire une analyse du discours de Patrice Lumumba sans avoir à l’esprit le contenu des deux discours qui l’ont immédiatement précédé le jour-même. Le premier à prendre la parole en cette occasion solennelle fut Baudouin Ier, Roi des Belges. Son discours est absolument un merveilleux monument du paternalisme européen à l’égard des peuples noirs.
Du discours paternaliste du roi des Belges
Les premiers mots du roi des Belges clament de manière solennelle que l’indépendance du Congo que tout le monde célèbre ce jour-là était l’œuvre exceptionnelle du génie de son père, le roi Léopold II, et de la « persévérance » de la Belgique. Point n’est question des artisans congolais, hommes politiques ou populations laborieuses. Non ! Il est bien connu, les Africains sont paresseux et n’ont jamais rien fait de bon. Sûr que cette indépendance est l’aboutissement du travail bien accompli par les siens, le roi demande à ce que les pionniers de la colonisation (Léopold II et les administrateurs belges) - hissés au rang de « civilisateurs » - soient inscrits au panthéon de la mémoire congolaise afin d’y être célébrés comme ils le seront en Belgique. Quelle audace ! mais surtout quelle assurance de son bon droit ! C’est clairement indiquer aux Congolais la manière dont ils doivent rédiger l’histoire de leur pays.
La suite du discours du roi des Belges reste sur le même ton, plein d’encens pour l’administration coloniale belge. Quand il ose enfin parler des Congolais, c’est pour leur dire : « c’est à vous, Messieurs qu’il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance». En d’autres termes, il faut donc que les Congolais se montrent des enfants sages qui prennent bien soin du jouet qui leur est remis. Quel paternalisme offensant ! Et relevant « l’inexpérience des populations à gouverner » et la tendance qu’auraient les Africains à « la satisfaction immédiate des jouissances faciles », il se perd dans une série de recommandations : « l’indépendance (…) se réalise (…) par le travail. (…) Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives (…). N’ayez crainte de vous tourner vers nous. ». N’allons pas plus loin dans l’analyse de ce texte ; la coupe est pleine.
Quand le premier président du Congo, M. Joseph Kasa-Vubu prend la parole à son tour, il oriente pour ainsi dire le projecteur des éloges vers « ces artisans obscurs ou héroïques de l’émancipation nationale » qui par leurs privations, leurs souffrances et parfois même au prix de leur vie voient « se réalise(r) enfin leur rêve audacieux d’un Congo libre et indépendant. » A ce moment du discours, pour la première fois dans la salle, des applaudissements viennent interrompre l’orateur. L’assistance noire respire enfin ! Elle a le sentiment qu’enfin on la regarde dans les yeux, qu’on panse ses plaies au lieu de l’accabler du poids de l’avenir.
Mais dans le discours du président Kasa-Vubu, cet éloge reste bref et dit d’un ton humble sans aucune recherche pathétique. Et en homme courtois, il va saluer « la Belgique (qui) a eu alors la sagesse de ne pas s’opposer au courant de l’histoire et (…) a su (…) faire passer directement et sans transition (le) pays de la domination étrangère à l’indépendance ». A ce moment aussi, l’assistance a applaudi, sans doute à la fois par courtoisie à l’égard du roi et aussi pour se faire pardonner le bref moment où elle s’est laissé emporter par la fierté nationale.
Enfin, comme pour répondre au roi, le président de la république assure que les réformes seront menées « sans hâte ni sans lenteur ». Puis, comme pour assumer un peu plus son indépendance vis à vis des recommandations du roi, il ajoute qu’il faudra bien avancer « sans se complaire dans l’admiration béate de ce qui est déjà fait. » C’est, à vrai dire, la première fois, dans ce discours, que M. Kasa-vubu prend fermement de la distance avec les vues du roi affirmant ainsi son rôle de président de la république. La deuxième fois, c’est quand, en écho à la confiance des Belges que doivent mériter les dirigeants congolais, le président dit que ceux-ci tâcheront de se montrer « dignes de la confiance que le peuple a placée en (eux) ». En clair, c’est au peuple congolais que les dirigeants auront des comptes à rendre et non point à la Belgique.
De toute évidence, le discours du président Kasa-Vubu a recadré pour ainsi dire les envolées paternalistes du roi. Mais cela est fait avec tant de courtoisie et de finesse et en si peu de mots que cela semble passer inaperçu dans l’ensemble du discours. Seul le bref hommage aux artisans congolais de l’indépendance et les applaudissements qui l’ont accompagné ont sans doute retenu l’attention de l’assistance ce jour-là.
Un discours anticolonial
J’avoue que j’ignore pourquoi la parole a été donnée au premier ministre après l’intervention du président au nom du peuple de la jeune République. Etait-il nécessaire que le premier ministre intervînt ? Au nom de qui prit-il la parole ce jour-là ? Au nom de son gouvernement ? Son intervention suite à celle du président de la République n’était-elle pas déjà l’image d’un clivage au sommet du jeune état ? Même s’il faut retenir le fait que Patrice Lumumba avait des visions à la mesure du Congo belge alors que Kasa-Vubu avait au départ des revendications territoriales et ethniques, l’indépendance se célébrait ce 30 juin 1960 sous le sceau de l’unité nationale congolaise. On pouvait donc logiquement s’attendre à ce qu’aucune marque de dissension ne vînt ternir la fête. En tout cas, sans que l’on puisse s’expliquer la nécessité de deux discours des deux premiers dirigeants de la jeune République, on donna la parole au premier ministre dont on n’ignorait pas l’ardent nationalisme.
Le discours de Patrice Lumumba débute sur un ton martial, sans aucune formule protocolaire à l’adresse des invités belges. C’est aux « Congolaises et Congolais, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux » qu’il s’adresse et à eux seuls ! Et en rupture totale avec les propos du Roi des Belges saluant l’indépendance offerte, il affirme que « nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier (…) que c’est par la lutte qu’elle a été conquise ». L’orateur récolte à ce moment ses premiers applaudissements. Il y en aura en tout six dans ce discours pourtant moins dense que celui du président.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse de ce discours, il convient de faire une remarque d’une grande importance. Alors que l’hommage du président Kasa-Vubu aux combattants de l’indépendance semblait bien conventionnel – en une telle occasion, on ne peut pas oublier ses morts et ceux qui ont souffert sous une époque sur laquelle on referme la porte – les paroles et le ton de Patrice Lumumba semblent dire aux Congolais « je ne veux pas vous laisser voler votre victoire ! » Alors que l’hommage du président apparaît comme la réparation d’un oubli de la part du roi, celui de Patrice Lumumba affirme que les seuls héros du jour, ce sont les combattants congolais. Aussi son hommage à ces combattants occupera la moitié de son discours. Il y souligne les privations, les souffrances, les humiliations, les injustices, la discrimination pendant les quatre-vingts ans de colonialisme belge. C’était comme s’il voulait dire à ses invités « voilà la réalité de la vie que vous nous offriez et contre laquelle nous luttions ».
Après cet hommage appuyé, salué par des applaudissements, l’orateur va répondre à certaines recommandations offensantes du roi. Celui-ci conseillait de ne point hâter les réformes. Le président à répondu que les choses seront faites « sans hâte ni lenteur ». Quant à Patrice Lumumba, il n’a cure de ce conseil. Il annonce de façon claire et nette : « Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. » A la Belgique qui se pose en conseiller incontournable de la jeune nation congolaise – « n’ayez crainte de vous tourner vers nous » - Patrice Lumumba annonce que son pays pourra « compter (…) sur l’assistance de nombreux pays (…) dont la collaboration sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique, quelle qu’elle soit. » Et l’assistance d’applaudir, comme pour dire « bien envoyé ! Ils se prennent pour qui, ces Belges ? Nos parents ? »
Mais ce n’est pas tout. Non seulement les Congolais vont collaborer avec tout le monde, dit-il, mais encore ils demeureront maîtres chez eux puisque « si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, (la) justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ». Un Noir, chasser un Blanc ? C’est nouveau ! Voilà qui est très audacieux et inattendu dans la bouche d’un jeune dirigeant africain. « Il ne fera pas long feu, celui-là », ont dû se dire les Belges dans l’assistance. Ceux-ci s’appliqueront en effet à faire en sorte que le projet de celui qui veut « montrer au monde ce que peut faire l’homme noir lorsqu’il travaille dans la liberté » ne se réalise jamais de son vivant !
Un mois seulement après ce discours, le calvaire de Patrice Lumumba va commencer. Les conflits suscités par les Belges vont secouer la jeune nation et son leader charismatique comme dans les remous d’un fleuve impétueux. Parmi toutes les images de son calvaire, celle que je garde de ce jeune leader africain est le moment où, les mains liées au dos, il refuse la mie de pain qu’un soldat tente de lui faire manger de force. Elle me rappelle celle du Christ qui, ayant crié sa soif, reçoit du bout de la lance d’un soldat romain le pain trempé dans du vinaigre.
Patrice Lumumba mourra sans que le reste des états africains ait levé le petit doigt pour lui témoigner sa solidarité ou plus tard pour lui rendre hommage. Et pourtant, c’est cette solidarité africaine qu’il appelait de tous ses vœux un an plus tôt à Ibadan au Nigéria. « L’unité africaine tant souhaitée aujourd’hui par tous ceux qui se soucient de l’avenir de ce continent, disait-il, ne sera possible et ne pourra se réaliser que si les hommes politiques et les dirigeants de nos pays respectifs font preuve d’un esprit de solidarité, de concorde et de collaboration fraternelle ». Et il ajoutait plus loin, « plus nous serons unis, mieux nous résisterons […] aux manœuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du diviser pour régner». Et pour montrer l’exemple de la solidarité africaine qu’il prônait, il a, ce jour-là, rendu un vibrant hommage à ses devanciers Kwamé N’krumah et Ahmed Sékou Touré. C’est en effet grâce à ce discours de 1959 à Ibadan, que Patrice Lumumba a gagné véritablement son galon de leader africain ; et c’est par celui de 1960 qu’il est devenu le leader nationaliste congolais que l’on connaît.
Il convient donc de retenir qu’au moment où Patrice Lumumba prenait la parole devant le roi des Belges, il n’était point un inconnu, mais une jeune étoile des indépendances africaines désireuse d’évoluer hors du giron colonial comme Sékou Touré, comme Kwamé N’Krumah. Ce discours nationaliste était donc en réalité la mise en œuvre de l’audace dont il savait que les jeunes africains devaient faire preuve au risque de leur vie pour faire avancer leurs états et par la même occasion l’Afrique entière. Patrice Lumumba savait qu’on n’est point héros malgré soi mais par la force de sa volonté.
° Révoqué de ses fonctions de premier ministre par le Président deux mois après l’indépendance (4 septembre 1960), Patrice Lumumba meurt, humilié et torturé, le 17 janvier 1961 dans la province sécessionniste du kantaga suite à l’accession au pouvoir du Colonel Désiré Mobutu soutenu par les Etats-Unis et la Belgique. Ironie du sort, c’est ce dernier qui l’éleva au rang de héros national en 1966.
Raphaël ADJOBI