France : que faire du passé
qui empoisonne le présent ?
Analyse inspirée d’une interview accordée par Toni Morrison a France inter le 10 novembre 2006 à 8 h 45. Elle fait aussi écho à la demande de repentance formulée par le CRAN. Demande reprise et défendue par le journaliste ivoirien Théophile Kouamouo dans un article publié sur Agoravox.
On peut noter que depuis environ trois ou quatre ans, face au peu de place qui leur est faite dans la société française, les Français d’origine antillaise et africaine donnent de la voix pour exprimer un certain nombre de revendications. Débats, colloques, blogs, textes de rappeurs, films, sont les canaux par lesquels ils expriment de plus en plus leur malaise et leur colère. La dimension prise par la commémoration de l’abolition de l’esclavage le 10 mai 2007 du fait de la présence de deux présidents de la République ne doit pas nous faire oublier l’ampleur des frustrations que connaît cette minorité française. Ces français ont fini par croire que si la communauté blanche refuse de leur faire de la place, c’est parce qu’elle vit dans l’ignorance de leur histoire commune : l’esclavage puis la colonisation. Il serait par conséquent bon, estiment-ils, que celle-ci soit reconnue et occupe autant de place que les autres événements qui ont marqué et façonné la France, et aussi qu’ils soient mieux représentés dans les paysages administratif et politique.
A contre courant de ce mouvement, contre toute attente, ce sont des députés du peuple français et des hommes politiques qui se sont levés, le 25 février 2005, pour réclamer qu’il soit introduit dans l’enseignement du pays la reconnaissance des bienfaits de la colonisation.
Cette demande officielle des élus de la République ne doit nullement être interprétée comme une provocation. Elle est tout simplement à la fois la conséquence de l’ignorance de leur propre histoire et aussi une volonté délibérée de nier certaines vérités de l’histoire afin de perpétuer l’intolérance à l’égard des afro français. Disons-le net : A force de parler à la place des minorités, et souvent même sans les regarder, la classe politique française a fini par agrandir le fossé qui la sépare de ceux dont elle voudrait faire le bonheur. Ce que l’on attend de la communauté blanche française désormais, c’est qu’elle se taise enfin et qu’elle se mette un instant à l’écoute des autres communautés. Qu’elle cesse de leur inventer des maux auxquelles elle invente ensuite des solutions ! Ces solutions sont toujours mauvaises parce que les maux sont imaginaires.
Mais arrivons à la question essentielle : Faut-il qu’un ancien pays colonisateur comme la France reconnaisse officiellement ses crimes du passé ? Lisez bien que je ne pose pas la question de savoir si un ancien pays colonisateur doit faire acte de repentance de son passé. Que l’on comprenne une fois pour toutes que la question posée ne vise que la recherche et la reconnaissance de la vérité. C’est tout ! Vous comprendrez plus loin pourquoi.
Je vois déjà certains compatriotes blancs lever les bras au ciel criant qu’il faut faire table rase du passé et voir l’avenir. Ils oublient que les drames, les conflits et les inégalités qui sévissent dans notre société ont leur source dans une histoire tronquée, falsifiée - quand elle n’est pas occultée - qui permet à certains de justifier la prépondérance de la communauté blanche sur le reste des citoyens français. Il est donc bon que les uns et les autres connaissent le vrai visage du passé afin de mieux avancer vers nos idéaux communs : la liberté, l’égalité et la fraternité.
Quel est l’intérêt de cette recherche de la vérité du passé, de la vérité de l’histoire ? En quoi cette vérité historique est-elle nécessaire ? Sous tous les cieux, et plus autour de nous qu’ailleurs, il n’est pas rare de voir des familles exiger de connaître la vérité sur la perte d’un des leurs. Au-delà de la sanction qui relève du devoir de la justice, elles exigent des criminels qu’ils disent exactement ce qu’ils ont fait à leur fils, à leur fille ou à leur parent ; elles veulent « savoir » pour faire devoir de mémoire, c’est à dire pour ranger définitivement le vécu dans le passé, dans « leur histoire » afin de tourner la page. Et dans leur démarche, on voit chaque jour des élus, des hommes politiques leur apporter leur soutien jugeant ce devoir de mémoire absolument nécessaire à la construction ou reconstruction de ceux qui survivent aux morts.
D’autre part, nous notons que les enfants nés sous X devenus adultes sont nombreux à ressentir cruellement le besoin de connaître la vérité sur leur naissance et par la même occasion la place qu’ils occupent dans la chaîne humaine. Inutile de vous parler des nombreuses commémorations et les nombreux voyages sur des lieux de crimes ou de tortures en guise de devoir de mémoire générés par la dernière guerre mondiale.
Nous voyons donc qu’il est communément admis que pour dépasser un traumatisme, il est nécessaire de dépasser la honte, le sentiment de vaine culpabilité, le sentiment du vide intérieur, de l’être de nulle part, il est nécessaire de vaincre les blessures sans cesse ressassées qui en découlent pour aller de l’avant. Pour guérir de tout traumatisme, tout individu a besoin de parler ou d’entendre la vérité ou d’avoir un élément qui puisse lui signifier ce qu’il a été ou d’où il vient. Et il en est de même des individus comme des peuples. Dans le concert des nations, un seul pays a osé ce devoir de mémoire : c’est l’Afrique du sud. Mais personne en France ne demande un traitement de notre passé à la manière de l’Afrique du sud. Il suffit, il me semble, que la vraie histoire des Afro Français soit portée à la connaissance du peuple français par les canaux traditionnels de la formation et de l’information que sont l’enseignement et les médias. Je ne veux point énumérer ici les éléments de cette histoire qui méritent d’être connus. Les ouvrages qui les contiennent existent dans les bibliothèques et les archives administratives de France. Il manque tout simplement la volonté politique de les faire sortir au grand jour pour qu’ils participent à l’instruction et à l’information des individus.
La prise en compte du passé de la minorité afro française est donc un impératif puisque sa négation est synonyme d’oubli d’une longue page de l’histoire du peuple français tout entier.
Je crois sincèrement que c’est seulement lorsque le Français blanc aura intégré dans sa conscience la vérité relative à l’histoire des Afro Français comme étant également la sienne qu’il sera en mesure d’esquisser le geste du pardon sans qu’on le lui demande. Il en sentira le besoin au nom de la seule fraternité. Tout récemment – au début de ce mois de mai 2007 - la Reine d’Angleterre a demandé publiquement pardon, au nom des Anglais blancs, aux noirs et aux indiens pour tous les crimes commis dans le nouveau monde. Si dans ce pays, cet acte a été possible, c’est parce que le chemin parcouru pour l’équité avec les minorités dans les institutions, dans l’administration et dans les entreprises est largement en avance par rapport à la France. Vivant encore dans la honte, la France se sent obligée d’inventer des subterfuges qui ne permettent pas à un français blanc de demander pardon à un Français noir quand il le blesse et vice versa. Voilà pourquoi il importe que l’étape essentielle de la connaissance de la vérité et de son enseignement qui seule peut décrisper le présent soit d’abord franchie. La vérité librement acceptée changera énormément le regard des uns sur les autres et contribuera à la marche vers l’égalité dans tous les domaines. Et par voie de conséquence, les progrès de l’égalité favoriseront à leur tour la liberté et la fraternité entre les citoyens.
Mais s’il est vrai que la prise en compte de la vérité de l’histoire de la minorité afro française appartient aux autorités politiques, je suis de l’avis de Toni Morrison ( Américaine, auteur de Beloved) pour dire qu’il n’appartient pas au colonisateur d’écrire l’histoire des colonisés. Car tout le monde sait que les histoires de chasse glorifient toujours le chasseur. C’est pourquoi, je loue, pour ma part, les talents du Béninois Dieudonné Gnammangou, du Français (Guadeloupéen) Claude Ribbe, et de l’Américain Runoko Rashidi qui se sont lancés dans l’entreprise de reconstitution de l’histoire des noirs.
Raphaël ADJOBI