Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
21 août 2013

Ballade d'un amour inachevé (Louis-Philippe Dalembert)

                               Ballade d’un amour inachevé

                                      (Louis-Philippe Dalembert)

Ballade d'un amour

            Voici un livre entraînant qui ne cesse de titiller pour ainsi dire constamment la curiosité ou la soif du lecteur. Dès les premières phrases, nous savons qu’un drame apparemment terrible a eu lieu. Toute la narration qui suit nous mène donc lentement, par bribes de vie, vers l’épicentre de ce drame désigné par « la chose », comme pour conjurer le sort.

            Une démarche assez originale qui tend à obliger le lecteur à se poser cette question : quels souvenirs chacun garderait-il des derniers instants vécus avant un drame collectif ? Evidemment, vous vous doutez bien que chacun racontera sa vie en tentant d’y trouver quelque lien avec les signes annonciateurs réels ou imaginaires du drame. Eh bien, c’est exactement ainsi que fonctionne le roman.

            Et à travers les récits vraisemblables ou imaginaires, l’auteur porte son attention sur un couple singulier de ce petit village italien de Cipolle situé à sept kilomètres de L’Aquila, la capitale des Abruzzes. C’est dans ce village encaissé entre les montagnes, que vivent Azaka l’étranger – venu d’un pays ne faisant pas partie de la communauté européenne – et son épouse italienne, Mariagrazia.

            Plus nous avançons dans le roman, plus nous découvrons le passé d'Azaka, « l’extracomm », celui de Mariagrazia, leur rencontre et l’évolution de leur amour dans une Italie ancrée à la fois dans ses traditions séculaires mais aussi dans ses débats politiques modernes aux tons excessifs quand il s’agit de l’immigration, de l’étranger. La figure d’Azaka et son acceptation progressive et controversée au sein de la famille de l’élue de son cœur et du village offre à l’auteur l’occasion de produire de très belles pages, parfois drôles, sur le comportement des Italiens, partagés entre la fierté d’avoir de la famille dans toutes les contrées lointaines du monde – une tradition d’émigrants – et leur rejet épidermique de l’étranger. Et à travers le combat de Mariagrazia pour faire accepter son compagnon « extracomm » sans blesser les siens, nous découvrons les conflits intergénérationnels que l’on retrouve dans toutes les sociétés du monde. Nous comprenons avec l'auteur que les mœurs exotiques que les Européens vont chercher sous d’autres cieux pour s’en repaître et flatter leur supériorité se trouvent aussi à leurs pieds, dans les villages qu’ils ne fréquentent plus, ou même dans des pratiques ordinaires qu’ils ne prennent pas le temps d’analyser.

            Mais tout cela ne dit pas au lecteur ce qui s'est passé ! Quand allons-nous enfin atteindre l'épicentre de « la chose » ? C’est au moment où le lecteur découvre le passé douloureux d’Azaka que, presque sans transition, le livre nous plonge dans le drame provoqué par « la chose ». Car ce qui arrive à L’Aquila n’est en fait qu’une répétition de ce qu’a vécu Azaka dans son pays - qui ressemble fort au drame survenu en Turquie en août 1999. A moins qu'Haïti ne soit pas loin... Et c’est dans les descriptions qui nourrissent la narration de ces deux événements que nous avons les plus belles pages du roman. Magnifiques !

            Indiscutablement, comme nous le soulignions déjà dans l’analyse que nous avions faite de son précédent roman*, Louis Philippe Dalembert excelle dans la peinture de la souffrance. Chez lui, aucune intention d’apitoyer le lecteur. Dire les choses de manière lucide, peindre de manière presque tangible une réalité plane, indicible, inénarrable, voilà ce qui le distingue. Le drame de L’Aquila, survenu dans la nuit du 6 avril 2009 et dont les journaux et des télévisons ont abondamment fait état, est peint ici avec beaucoup de justesse dans son extrême violence et dans l’ampleur de la désolation qui l'a suivie. Dès lors ce livre apparaît comme plein de cette intimité que les survivants d'un drame collectif entretiennent avec la mort. Entre les souvenirs d'Azaka et ce qu'il revit à L'Aquila, on ne se lasse pas de suivre le spectacle du malheur qui se découvre à nos yeux comme entraîné par la main invisible de l’auteur ou par le rythme d’une voix venue des profondeurs du néant pour ne pas dire de la muette réalité visible.  « Dieu merci, […] je n’ai perdu pour ma part que ma mère et mon premier fils », dit un père. Ces quelques mots suffisent pour faire comprendre au lecteur que dans la peinture du spectacle de désolation qui fait suite aux deux cataclysmes relatés ici, l’auteur s’applique à présenter des personnages qui n’ont pas « une ombre de douleur dans le regard ». Comme si ces êtres devenus souffrance se drapaient d’une dignité qui les rendait fantomatiques, irréels, dans un univers qui ne l’est pas moins ; chacun semblant ici la marque visible de la souffrance humaine et de son extrême dénuement.    

            Il est certain que vous ne verrez plus les images d'un drame collectif de la même façon après avoir lu ce roman. Derrière les images des montagnes de gravats et des murs écroulés, vous imaginerez plus aisément, non pas la vie dans son sens générique mais les détails qui lui donnent tout son sens : les amours qui se nouent et se dénouent, les joies et les querelles au sein des familles, les projets longuement élaborés, les rêves d'enfant et d'adulte... C'est la fin brutale de tout cela que chacun appellera désormais un drame collectif. Et de toute évidence, l'auteur semble s'être attardé sur les récits des vies malgré la connaissance de l'existence du drame pour mieux nous amener à retenir cette leçon.

Toutefois, on ne peut manquer de se poser cette question : pourquoi un auteur haïtien choisit-il de peindre un drame collectif italien quand on sait ce que sa terre natale a connu il n’y a pas si longtemps ? La meilleure réponse est certainement celle-ci : une façon très adroite d'attirer l'attention sur son propre malheur consiste à trouver les mots les plus bouleversants pour parler du malheur de l’autre. En compatissant au drame de L’Aquila qui leur est si proche et de ses habitants qui leur sont si semblables, il est certain que les Européens saisiront mieux la profondeur du drame haïtien.  

* Noires blessures (éd. Mercure de France, 2010) 

Raphaël ADJOBI 

Titre : Ballade d'un amour inachevé, 283 pages

Auteur : Louis Philippe Dalembert

Editeur : Mercure de France, juin 2013

Publicité
Commentaires
S
C'est un roman très bien mené. Je suis sûr qu'il te plaira, mon cher Obambé.
Répondre
O
Louis-Philippe Dalembert est un géant.<br /> <br /> Dans deux sens du terme au moins:<br /> <br /> • Par sa taille;<br /> <br /> • Par son talent.<br /> <br /> C'est toujours un plaisir pour moi d'explorer les univers littéraires et livresques des Caribéens et, mon cher St-Ralph, le billet que tu nous offres nous donne follement envie non seulement d'acheter ce livre, mais en plus de le lire et de le dévorer par la suite.<br /> <br /> Adjugé!<br /> <br /> <br /> <br /> @+, O.G.
Répondre
S
Vous avez sans doute raison, cher Jean-Robert Léonidas, quand vous dites du séisme qui tourmente Louis-Philippe Dalembert qu'il a sûrement son épicentre dans son pays natal qui ne cesse de l'habiter. Belle formule d'ailleurs ! Je me suis en effet rendu compte du contenu violent de la littérature noire américaine. Elle est à l'image de ce qui a été vécu durant des siècles. Je vous rejoins donc pour dire que cette peinture sans haine de la souffrance qui émane de l'écriture de louis-Philippe Dalembert a certainement quelque chose à voir avec l'univers de son pays natal.
Répondre
J
Pour bien écrire, il faut lire les bons auteurs. Pour moi, Louis-Philippe Dalembert en est un. Je le suis depuis ma recension de son roman Le crayon du Bon Dieu n'a pas de gomme. Le talentueux romancier qu'il est est en effet tourmenté par un séisme intérieur paradoxalement béni et plein de grâce qui le propulse dans un vagabondage planétaire. Mais l'épicentre en est sûrement son pays natal qui ne cesse de l'habiter... Je vous remercie de la critique que je pense juste. Transmettez mes amitiés à LPD, <br /> <br /> .Jean-Robert Léonidas(écrivain) jleonidas@optonline.net
Répondre
S
Merci, mon cher Gangoueus ! Il y a quelque chose de charmant dans les récits de Louis-Philippe Dalembert. A découvrir. A bientôt !
Répondre
Publicité
Publicité