La fabuleuse aventure de "La chasse au nègre" de Félix Martin
La fabuleuse aventure de « La chasse au nègre »
du sculpteur Félix Martin
Après l'abolition de l'esclavage en 1848, détruire, effacer ou cacher les images et les textes témoignant des agissements inhumains des Blancs à l'égard des Noirs n'a pas été seulement l'œuvre de quelques familles de colons et de négriers soucieux de se faire une nouvelle virginité. Ce fut aussi pour les autorités de la France une entreprise de grande importance qu'elles se sont appliquées à perpétuer sans vergogne. Cette attitude, parfaite traduction du manque de courage de l'Etat à assumer notre passé - quelque douloureux soit-il - a conduit évidemment à l'enseignement partial de notre histoire dans nos établissements scolaires.
Il est tout à fait aisé de prouver aujourd'hui que tout ce qui rappelle les luttes des esclaves et les figures illustres de ces luttes a été délibérément confiné dans les coins les plus obscurs des archives et les rebuts des musées pour être caché au public.Cette arrogance de l'Etat français à cacher ou à manipuler notre passé à sa guise apparaît de manière éloquente dans l'histoire de la belle sculpture de Félix Martin appelée "La chasse au nègre".
C'est en 1873 que cette œuvre très expressive témoignant de la brutalité de l'esclavage dans les Amériques et les îles des Caraïbes a été réalisée. Elle rappelle les gros chiens de chasse importés d'Europe et des Etats-Unis puis dressés par les colons pour dénicher dans les bois et les ravins les esclaves fugitifs. Voici le témoignage d'un officier anglais (Marcus Rainsford ) datant de 1805 sur l'éducation de ces molosses : « Quand ils commençaient à grandir, on leur montrait de temps en temps au-dessus de la cage la figure d'un nègre tressée en bambou.Le mannequin était bourré à l'intérieur de sang et d'entrailles. Les chiens s'irritaient contre les barrières qui les maintenaient en captivité.... Enfin, on leur jetait le mannequin. Et tandis qu'ils le dévoraient avec une voracité extrême cherchant à tirer les intestins, leurs maîtres les encourageaient avec des caresses... Quand on jugeait cette éducation complète, on les envoyait à la chasse... Ces limiers retournaient ensuite au chenil les mâchoires hideusement barbouillées de sang ». Un corps de métier est d'ailleurs né de cette pratique : les chasseurs d'esclaves ou rancheadores en espagnol.
Au moment de sa présentation au Salon annuel organisé par le Ministère de l'Instruction publique, des cultes et des Beaux-arts - au Palais des Champs-Elysées à Paris en 1873 - la sculpture de Félix Martin - un artiste sourd de naissance - rencontre un succès indéniable ; même si les critiques évitent de relayer le message historique de l'œuvre. Sans doute pour cette raison, elle est aussitôt achetée par l'Etat à la fin du salon et, un an après, entre au musée d'Evreux qui venait d'ouvrir ses portes et manifestait son désir de varier quelque peu sa collection.
Malheureusement, au début du XXe siècle, précisément en 1931, la France célèbre avec faste le rayonnement de son empire mondial en organisant une grande exposition coloniale à Paris. Et au nom de ce qu'elle appelait sa mission civilisatrice à travers le monde, il fallait effacer les traces de tout ce qui pourrait faire polémique. Le préfet de l'Eure est alors sommé de choisir entre retirer l'œuvre du musée ou changer son titre. Une lettre écrite le 8 février 1932 par l'Institut colonial au Ministère de l'instruction publique et des Beaux-arts en témoigne : « Quelque puisse être le mérite artistique de l'œuvre en question, et peut-être même pour cette raison, il nous paraît que le sujet qui l'a inspirée présente quelque chose de douloureux pour notre conscience nationale et de profondément blessant pour notre doctrine coloniale ». Vous remarquerez que les crimes commis dans les colonies au nom de l'Etat français ne sont nullement douloureux ni blessants pour nos autorités alors que leur représentation leur est insupportable. Et aujourd'hui encore, c'est au nom de cette doctrine coloniale que l'on minimise ou falsifie les pages sombres de notre Histoire quand on n'en clame pas les bienfaits.« La chasse au nègre » devient alors « Un Noir attaqué par un molosse ». C'est dire que l'œuvre est alors réduite à une scène anecdotique et n'a plus d'intérêt que par sa pureté plastique. C'est ainsi que s'accomplit la volonté de l'Etat d'effacer de notre mémoire commune cette réalité de l'histoire de l'esclavage.
Mais pour que le résultat de cette volonté soit parfait, les autorités vont aller plus loin dans la déchéance de cette sculpture. Celle-ci est bientôt retirée du musée et installée à l'hôtel de ville d'Evreux à l'entrée de la cantine des employés de la mairie où elle est superbement ignorée de tous. Elle atteint alors le stade suprême de la banalité comme le voulaient l'Institut colonial et le Ministère de l'Instruction et des Beaux-arts.
C'est seulement soixante-neuf ans plus tard, en 2001, lors de l'inauguration du nouveau musée réalisé dans l'ancienne piscine de la ville de Roubaix que la sculpture de Félix Martin va pour ainsi dire renaître de ses cendres et retrouver son intérêt historique. C'est là que « La chasse au nègre », en quittant Evreux, va retrouver son titre d'origine et sa dimension militante en devenant un véritable manifeste contre la violence raciale et faire l'objet d'un documentaire de la télévision nationale en mars 2016*.
Raphaël ADJOBI
* Documentaire "Enquête d'art" de France 5 ; mars 2016.