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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
17 mai 2019

A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite (Marcus Rediker)

                                         A bord du négrier

                         Une histoire atlantique de la traite

                                                 (Marcus Rediker)

A bord du négrier

            Voici le livre dont la lecture change radicalement le regard de tous ceux qui ont une vision classique de la traite négrière enseignée dans les collèges et les lycées européens. A bord du négrier de Marcus Rediker permet une exacte connaissance des équipages des navires négriers qui partaient pour les côtes africaines avec pour objectif de remplir leurs cales de captifs à destination des Amériques. Tous les enseignants qui dissertent avec superbe de "commerce triangulaire" devraient lire ce livre afin de pouvoir parler avec justesse de ces fameux "commerçants" blancs dont la vie et le statut sont totalement absents des manuels scolaires et des livres d'histoire.

            Peut-on appeler "commerçants" les prisonniers et les pensionnaires des orphelinats embarqués de gré ou de force pour accomplir une sale besogne qui soulèverait le cœur de tout être humain non altéré par une condition déjà misérable ? Peut-on appeler "commerçants" de pauvres paysans qui s'engagent à faire le voyage vers l'Afrique parce que trompés par la promesse d'une vie de harem avec des négresses aux seins nus ? 

            Il est bon que chacun retienne que dans le système négrier, les commerçants sont les armateurs, les commanditaires des expéditions ; et les capitaines leurs principaux bras armés prêts à tout pour le succès de l'entreprise. Une fois éloignés des côtes européennes, «les capitaines transformaient leur navire en enfer flottant et se servaient de la terreur pour contrôler tout le monde à bord, marins et captifs». Il est bon de retenir aussi que cette violence répondait à une logique institutionnelle. C'est une violence qui fonctionne en cascade, du haut vers le bas : le capitaine et ses officiers tyrannisent les marins, et les marins à leur tour torturent les captifs. C'est aussi simple que cela !  Les marins eux-mêmes souvent battus et maltraités se vengeaient de leur situation sur les êtres impuissants qui étaient en leur pouvoir et dont ils avaient la charge. Selon un capitaine anglais repenti, devenu abolitionniste, le navire négrier est «un enfer pour les esclaves blancs et les esclaves noirs». Et il ajoute : «il n'y a pas entre eux l'ombre d'une différence si l'on fait abstraction de leur couleur de peau». Des marins blancs esclaves au XVIIIe siècle ! Combien sommes-nous à savoir cela ? Retenez enfin que par cette violence en cascade institutionnalisée, une certaine idée de la race, littéralement fabriquée - Blancs dominants et Noirs dominés - s'instaurait déjà durant le voyage vers les Amériques. En d'autres termes, avant même les plantations du Nouveau Monde, «chaque navire contenait en son sein un processus de dépouillement culturel venant d'en haut [se heurtant immanquablement à] un contre-processus de création culturelle venant d'en bas» (p.385) fait de révoltes, de multiplications des suicides et du refus de s'alimenter qui étaient des réponses collectives et individuelles à l'incompréhensible captivité.      

            Un autre aspect très important de la violence exercée par l'équipage à l'encontre des captifs est la violence sexuelle. Ce sujet peu abordé par les abolitionnistes montre à quel point il était délicat en Europe. C'est pourtant de «sauvages blancs», de prédateurs sexuels et de violeurs en série que quelques rares Anglais comme le révérend John Newton - lui-même ancien négrier et auteur de l'hymne "Amazing Grace" - ont osé qualifier les marins.  Nombreux sont ces Européens de basse condition qui s'engageaient dans les voyages négriers précisément parce que, avant tout, ils désiraient cet accès sans restriction aux corps des femmes africaines. C'est d'ailleurs le grand argument des armateurs et des capitaines pour recruter facilement de nouveaux marins. Car, d'une façon générale, compte tenu des dangers, ceux qui avaient déjà effectué un premier voyage ne se réengageaient que sous la contrainte. Le nom de certain bateau est tout à fait évocateur : Free love (Amour libre).

            Sachez donc qu'après la perte de ses treize colonies des Amériques en 1783, les abolitionnistes anglais n'ont pas eu besoin de plaider la cause des Noirs que les Européens ne voyaient pas ; il leur a suffi de montrer du doigt le sort qui était réservé aux jeunes marins sur les navires négriers, et combien ils étaient nombreux à revenir boiteux, aveugles, borgnes, plein d'ulcères et fiévreux, pour convaincre le gouvernement anglais de combattre les autres royaumes afin de les obliger à arrêter la déportation des Africains vers les Amériques.

            A bord du négrier est un livre magnifique, très riche, dont il est difficile de se séparer. Il vous permet de comprendre qu'une bonne connaissance de la traite négrière commence par une bonne connaissance de l'organisation du système négrier à partir de l'Europe. En effet, parler de commerce sans connaître le statut ou la condition des acheteurs, c'est se conduire comme un inconscient.

Raphaël ADJOBI       

Titre : A bord du négrier, une histoire atlantique de la traite, 523 pages.

auteur : Marcus Rediker.

Editeur : Seuil, 2013 ; édition originale en 2007

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