Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
11 avril 2010

Noir Négoce (Olivier Merle)

                                              Noir négoce

                                                                            (Olivier Merle)

Noir_n_goce

            On peut croire d'emblée qu'avec ce livre Olivier Merle signe l'un des plus beaux romans sur l'esclavage. C'est, sûrement, le roman que tous ceux qui se piquent de littérature aimeraient écrire sur le sujet. Dans Noir négoce, il reprend les arguments européens essentiels avancés pour justifier la traite négrière, mais également les lois et les sentiments méprisants qu'ils ont générés, afin de les analyser au regard d'une raison non intéressée par ce commerce. On imagine aisément que ce livre a nécessité une abondante documentation au point où l'on peut se demander s'il faut le qualifier de roman documentaire ou de documentaire romancé.

            Le 17 novembre 1777, Jean-Baptiste Clertant, alors âgé de 18 ans, fraîchement sorti de l'Ecole d'hydrographie du Havre et donc la tête pleine de la science de la navigation, embarque sur l'Orion appartenant à l'armateur Dumoulin, en qualité de second lieutenant. Malgré son érudition, c'est donc avec « beaucoup d'inexpérience, d'insouciance, d'enthousiasme et de confiance dans la vie » - et cela est fort heureux pour le lecteur - que le jeune homme va parcourir la route du commerce dit triangulaire. Voilà donc notre Candide au pays de l'esclavage !

            Sur l'Orion en partance pour les côtes africaines, la présence de deux anciens esclaves noirs devenus marins et la rudesse dont ils sont l'objet susciteront chez le jeune homme ses premières interrogations et des réflexions sur le racisme à l'égard des noirs. « Mais est-ce qu'on sait pourquoi les Noirs sont noirs, et pas blancs comme tout le monde ? » La réponse de son interlocuteur est cinglante : « Et sait-on pourquoi les Blancs sont blancs et pas noirs comme tout le monde ? » Vous l'aurez compris : dans ses premières pages, le livre tente subtilement de poser les bonnes questions sur le racisme anti-noir qui était, jusqu'au 18è siècle, l'oeuvre exclusive des élites politiques et commerçantes. Le commun du peuple vivant dans la presque totale ignorance du commerce des nègres et encore plus des théories qui le soutiennent, lorsqu'il voyait un noir ne retenait que l'étrangeté de la couleur de sa peau ; il ne disait point : « tiens, voilà un meuble ! » Ce sont bien les élites qui ont fait des Noirs des meubles et ont obligé le peuple à le croire par un enseignement régulier de génération en génération.

            Le contact avec l'Afrique va permettre à Jean-Baptiste Clertant de découvrir une réalité insoupçonnée : comment on passe du statut d'homme à celui de l'animal aux yeux des autres hommes. Réalité faite d'ingénieuses brutalités et de mépris devant lesquels les Européens tentent de se donner bonne conscience en récitant leurs théories comme des incantations qui transforment leur inhumanité en masque de philanthrope ou en bouclier nécessaire contre une éventuelle agression de la marchandise à convoyer. Il découvre en effet que « les tenants de l'esclavagisme possédaient des arguments, organisés suivant une véritable théorie raisonnée, éloignée de toute improvisation ». Ici, le héros formule des questions - notamment sur les fournisseurs locaux, ou comment mettre fin à la traite - et aboutit à des réponses que chacun peut soumettre à sa propre réflexion afin d'asseoir son propre jugement plutôt que de parler sous le patronage de prétendus spécialistes des traites négrières.

            Car que savaient-ils de l'esclavage et de l'état d'esclave, ces raisonneurs ? Et qu'en savons-nous ? Savez-vous comment vivaient les quatre cents ou cinq cent captifs africains rangés comme des cuillères pendant quatre ou cinq semaines à bord d'un navire négrier avant l'abordage des côtes antillaises ou américaines ? Savez-vous comment les négriers vivaient pendant cette traversée et quels étaient les rapports qu'ils entretenaient avec la marchandise humaine qu'ils transportaient ? Sur cent captifs embarqués, savez-vous combien mouraient à cause des conditions insalubres et étaient jetés à la mer pour nourrir les poissons ? Pour cela, il vous faut embarquer avec le héros et vous imaginer dans les conditions de vie des captifs et découvrir en même temps la mentalité et les habitudes des négriers.

            L'arrivée aux Antilles enseignera à Jean-Baptiste Clertant les tractations qui régissent ce commerce mais lui fera découvrir surtout les inégalités établies entres les gros békés ou grands blancs, les petits blancs et les "gens de couleurs", c'est à dire tous ceux qui ont un soupçon de sang noir ou blanc dans les veines. Quant au nègre, « non [...], le nègre n'est pas sur l'échelle sociale des êtres humains » ! Le héros a tout lieu de croire que ce qui se peignait sous ses yeux était étranger à la société des hommes et qu'il découvrait « les us et coutumes de créatures d'une autre planète plutôt que ceux de territoires appartenant aux royaumes de France ».

            Nourri de toutes ces expériences, y compris celle de l'amour, à son retour en France après six mois d'absence, Jean-Baptiste Clertant va se placer du côté de ceux qui combattent les lois et les primes versées aux armateurs pour les inciter à convoyer les africains vers les colonies.

            Ceux qui agitent la contribution des africains à la traite atlantique comme un étendard qui confère innocence et bonne conscience devraient lire ce livre et se voir de bon biais, comme dirait Montaigne. Dans tout complot criminel, l'instigateur qui est également pourvoyeur de l'arme et le bénéficiaire final du crime est plus durement puni par rapport à son complice rabatteur. Aussi, on ne peut mettre sur le même pied d'égalité l'avidité et le projet destructeur préparé et nourri en Europe qui a permis de stimuler l'esprit de quelques chefs africains, et le rôle que ceux-ci ont joué contre les leurs. Appartient-il aux Allemands d'aujourd'hui de juger du degré de complicité des Français qui ont collaboré aux forfaits nazis ? Il me semble indigne que des Européens se permettent de montrer du doigt les rabatteurs africains. A ces esprits imbus de bonne conscience, je destine ces mots du livre : « La traite n'est que la conséquence de l'esclavage des noirs en Amérique, et non point l'inverse. [...] Si vous cessez d'aspirer d'un côte, ça cesse de se vider de l'autre ». Il fallait donc que l'aspirateur cessât de fonctionner.

 

Raphaël ADJOBI       Lecture complémentaire : La traite négrière atlantique dans nos manuels scolaires

                                      AUTRE ARTICLE POUR LES ENSEIGNANTS ET LES ELEVES : Noir négoce pour les collégiens 

  

Titre : Noir négoce (396 pages)

Auteur : Olivier Merle

Editeur : Editions de Fallois, février 2010.

Publicité
Commentaires
S
Heureux de te revoir Musengeshi !<br /> <br /> Il est sûr que les comportements que nous voyons en Afrique ont beaucoup à voir avec ce passé esclavagiste qui n'est pas si lointain que certains voudraient le faire croire. Et pour que les changements s'opèrent, il faut - comme l'auteur le dit dans son intervention - passer par l'enseignement. Il faut connaître son passé afin de s'écarter des habitudes qui ont favorisé le piétinemnet de l'Afrique par l'Europe. L'auteur sait aussi que cette connaissance de ce passé commun doit également se faire en Europe.
Répondre
M
Je dois dire que je t´en remercie vivement, St Ralph, ainsi qu´à l´auteur de cet excellent livre que je vais lire rapidement. La traite des noirs est un sujet épineux qui a été longtemps tenu sous scellés parce que derrière elle il y a la compréhension réelle du fondement de l´hégémonie économique occidentale. Les choses ont changé, certes, mais en quoi ? En ceci que l´économie, comme le montre la Chine aujourd´hui, peut aussi être faite sans mépris et destruction systématique des autres. Tout le monde a-t-il compris ? J´en doute parce que de ces séquelles du passé de longs et poignants complexes continuaient, aujourd´hui encore, à empoigner autant les victimes que les anciens délinquants.<br /> <br /> Nous sommes appelés aujourd´hui à dépasser le passé. Certes, Mais cela ne se fait pas sans émancipation réelle, et ce n´est pas seulement de la part des victimes cherchant désespérément à retrouver une identité sûre et équilibrée; c´est aussi de la part de ceux qui profitèrent du profond mépris des droits et des libertés des autres pour s´enrichir et qui aujourd´hui encore, avec des méthodes sournoises et pernicieuses, défendaient leurs acquis en obligeant leur victimes d´hier à entretenir et supporter leur hégémonie par des importations ruineuses et par une corruption politique et économique permettant aux occidentaux de jouir abusivement des matières premières des africains.<br /> <br /> Tout ceci pose un grand problème bien visible à l´oeil nu: la liberté de la race noire est des plus crainte. Pourquoi au fait si les africains eux-mêmes y parjuraient par ignorance ou en se laissant corrompre et abuser ? Mais tout simplement parce que cette liberté mettait à nu un passé des plus…criminel de la culture occidentale à tout point de vue pendant 500 ans au moins : politique, économique, culturel et même spirituel. Mais peut-on remettre les montres à l´heures ou pourquoi pas, oublier tout simplement ? Comment si les occidentaux courraient encore l´Afrique vendre leur christianisme et comment si la francafrique continuaient, pour des besoins économiques et politiques, à être entretenue via quelques dictatures et régimes politiques africains corrompus ?<br /> <br /> L´Afrique arrivera-t-elle à sortir de ce quid pro quo culturel, économique et spirituel et retrouver une identité propre et indépendante comme il sied légitimement à tout continent, toute Nation humaine moderne ? Il le faut, oui, mais elle doit aussi accepter de s´émanciper et du passé et de ses erreurs et ses complexes, et de ses anciens maîtres pour s´en faire des amis respectueux, bien sûr de ses droits et libertés. On ne peut pas se débarrasser définitivement de son passé, cela est impossible ; ceux qui le prétendent sont soit des criminels, soit des animaux humains. On doit seulement arriver à enrichir le présent et l´avenir à ce point qu´ils conduisent leur homme á son bien-être et à sa réalisation, contrairement à l´attitude qui consiste à se laisser enfermer dans une prison mentale obscure et destructrice de nos moyens et de nos possibilités de réalisation. Pour arriver à cela, faut bien accepter l´effort de s´aimer et s´offrir un avenir qui soit digne des nos plus belles valeurs : celles qui ouvrent sur l´émancipation, la créativité, la flexibilité et l´intelligence de faire l´existence et d´en jouir de ses précieux fruits au lieu de la subir ou attendre d´autres qu´ils nous en désignent le sens, le contenu ou les impératifs.<br /> <br /> Musengeshi Katata<br /> "Muntu wa Bantu, Bantu wa Muntu"<br /> Forum Réalisance
Répondre
S
Bonjour Liss ! Attention ! Sache que si tu me branches sur les arts et lettres en Afrique avant les années 90, je serai intarissable. Rire !
Répondre
L
St-Ralph, <br /> <br /> Je ne sais pas si tu est repartie du côté de chez Noël Kodia, mais j'y avais posté une réponse à ton commentaire qui est vraiment une belle contribution à l'article : il éclaire sur la situation en Côte d'Ivoire.
Répondre
K
J'ai aimé cet article et je suis ravie de cette découverte.<br /> à bientôt<br /> merci pour la visite chez moi.
Répondre
Publicité
Publicité