Homme Invisible, pour qui chantes-tu ? (Ralph Ellison)
Homme invisible, pour qui chantes-tu ?
Lire ce classique de la littérature noire américaine, c'est plonger au coeur des Etats-Unis des années trente sortant fraîchement du bain de l'esclavage. Volumineux et passionnant de la première à la dernière page, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? est assurément un « pavé » magnifique qui mérite - sans exagération aucune - d'être classé au rayon des romans exceptionnels. Un roman au souffle puissant, franc et dur. Le lecteur ne peut en ressortir qu'éprouvé, haletant comme ayant été constamment au bord de l'asphyxie.
A quatre vingt-cinq ans, le narrateur décide de revenir sur sa vie qu'il comprend avoir été vécue sous le sceau de l'invisibilité. Tout le livre se présente d'ailleurs comme une définition puis une ample explication de cette invisibilité. C'est sans doute pour cette raison que son nom n'est jamais prononcé dans le roman qui s'organise en deux étapes.
Dans le premier mouvement, les actions se situent dans le sud esclavagiste où étudie le jeune homme tendu vers un avenir glorieux comme on gravit une montagne les yeux rivés sur son sommet. Ce qui domine ce moment du récit et semble lui conférer sa trame essentielle, c'est le sentiment de honte du Noir qui l'anime. Aussi, seule l'aspiration vers ce que l'homme blanc proposait lui semblait, ainsi qu'aux autres étudiants noirs, l'idéal aimé, « aimé comme les vaincus en arrivent à aimer les emblèmes des conquérants ». On comprend donc que le héros ne cherche que sa réussite personnelle pour sortir de « cette île de honte ». Pour y parvenir, il est prêt à suivre « cette voie étroite et rectiligne » tracée devant les étudiants noirs par les blancs. Puisque tout ce qui se faisait dans le sud américain d'alors était fait sous le regard et la bienveillance de l'homme blanc, que tout s'accomplissait comme devant un tribunal, comme si le ciel « était l'oeil injecté de sang d'un homme blanc », il choisit de croire à « la main toute de bienveillance tendue pour aider les pauvres êtres ignorants que sont les Noirs à sortir de la fange et des ténèbres ». On n’est pas loin d'un certain mysticisme si ce n'est pas une théorisation de l'infériorité du Noir par rapport au Blanc. Jusqu'où peut-on s'humilier pour atteindre son but, peut se demander le lecteur ?
Même quand un incident le précipitera hors de l'université et qu'il se retrouvera dans la zone nord des Etats-Unis où la rencontre brutale avec la relative liberté qui y règne lui donnera l'impression d'être un chien errant, il gardera cette foi chevillée au corps. Ce changement d'espace géographique et d'habitudes radicalement opposées à celles du sud constitue pour ainsi dire le deuxième mouvement du roman. Quand la terre semblera se dérober sous ses pieds, alors qu'on l'attend revenir de ses illusions, son talent d'orateur le raccroche à d'autres illusions. Le lecteur suit alors ses péripéties en ayant constamment le sentiment que le drame n'est pas loin. On a sans cesse l'impression qu'on est dans le souffle d'une tempête ou d'un cyclone et que tôt ou tard (mais plutôt tôt que tard), l'irréparable s'accomplira. A aucun moment, l'auteur ne laisse au lecteur le temps de reprendre son souffle. La chaîne des événements dans lesquels le héros est régulièrement plongé le fait vivre comme en apnée.
Finalement, quand nourri d'une multitude d’expériences on prend conscience que l'on est invisible, que ceux qui « s'approchent de vous ne voient que votre environnement, eux-mêmes, ou les fantasmes de leur imagination, tout et n'importe quoi, sauf vous », que faites-vous ? Notre héros pense qu'il est alors temps de profiter de cette invisibilité ! A cette pensée, le lecteur jubile et s'attend à une revanche sur la société. Mais c'est à ce moment là, au moment où il lance son défi à la face de la société à la manière de Rastignac dans le père Goriot, qu'il ne maîtrisera plus rien. Il sera alors emporté par le flot des événements qu'il sera loin de comprendre tout à fait.
Il semble que le livre n'a pas rencontré l'approbation de bon nombre d'écrivains noirs américains parce que, selon l'éditeur, il suivait trop étroitement les canons de la littérature blanche forcément anglo-saxonne. A vrai dire, il faut se demander si cette désapprobation ne viendrait pas du fait que l'auteur étale trop ouvertement le complexe d'infériorité que nourrissait le Noir vis à vis du Blanc. A moins que ce soit la révélation des stratégies que développaient les Noirs opprimés. Car face à cette domination blanche, les Noirs instruits construisaient parallèlement une sorte de pouvoir souterrain. Dans la première partie du roman consacrée à la vie du héros étudiant, est en effet développée toute une philosophie du pouvoir individuel selon les Noirs. Tous ceux qui semblaient de parfaits modèles d'humilité et de soumission se révélaient, loin des yeux des Blancs, de parfaits stratèges pour accéder au pouvoir ou le conserver. Ainsi, certains portraits apparaissent même effrayants parce que constituant une vraie personnification de l'hypocrisie. C'est sans doute la révélation de tout cela qui ne fut pas du goût de certains lecteurs noirs du début du XX è siècle.
Raphaël ADJOBI
Titre : Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (614 pages)
Auteur : Ralph Ellison
Editeur : Bernard Grasset ; collect. Les Cahiers Rouges.