Qui veut la mort du Franc CFA ? (1ère partie)
Qui veut la mort du Franc CFA ? (1ère partie)
Dans les multiples cercles de réflexion des diasporas africaines, on ne cesse de tempêter depuis bientôt une décennie contre le Franc CFA, cette monnaie que la France a savamment imposée à ses colonies déclarées presque toutes indépendantes en 1960. Rares sont ceux qui lui trouvent les vertus dignes d'un état libre et qui souhaitent sa pérennité. Par conséquent, très nombreux sont ceux qui voudraient la voir disparaître au nom de la dignité, de l'indépendance monétaire et de la probité dans les relations bilatérales entre l'Afrique noire et la France. Malheureusement, le désaccord est très profond quant aux voies à emprunter pour y parvenir. Et c'est à ceux-là que s'adresse cette réflexion qui se veut une simple histoire éclairante en marge des débats techniques incompréhensibles au commun des hommes. La recherche de la dignité, de la liberté et de la probité peuvent en effet se passer des sciences techniques ; pour les atteindre, il suffit de placer l'humain au centre du débat et lire son histoire pour que tout s'éclaire.
Il convient donc de voir ensemble comment depuis que le Français a soumis l'Africain, ce dernier est parvenu à des degrés de relatives autodéterminations sans jamais accéder à une totale liberté, et pourquoi le Franc CFA, devenu incompatible avec ses besoins actuels, lui apparaît comme le dernier verrou d'une soumission insupportable et avilissante en ce XXIe siècle.
La violence à la dictature, l'évitement à la "démocratie"
Avant le milieu du XIXe siècle, le souci majeur des Français était la déportation des populations africaines et leur mise en esclavage dans les colonies des Amériques et de l'Océan indien. L'abolition de cet esclavage en 1848 a été le résultat d'âpres négociations ayant finalement abouti à l'indemnisation financière des colons en échange de la liberté des Noirs. Mais voilà : dans les Amériques, "les anciens maîtres et les anciens esclaves vivent sur le même territoire. L'espace doit être partagé. C'est d'abord une injonction de la géographie. C'est un effet de l'histoire. C'est une obligation de la démocratie" (Christiane Taubira, préface du Procès de l'Amérique de Ta-Nehisi Coates, édit. Autrement, 2017). Malheureusement, ces impératifs géographique, historique et démocratique qui s'imposaient à la France seront évités. Partager la terre ? Procéder à des réformes agraires ? Ah non ! "Nous leur avons appris à travailler. Nous leur avons apporté la civilisation chrétienne et ils ont appris à parler la noble langue française au lieu de leur charabia africain. Nous sommes quittes", fut la réponse des colons.
Il n'y aura donc pas de partage des terres entre ceux qui la travaillaient et ceux qui la géraient. D'un côté, les gérants blancs seront déclarés propriétaires au nom de la loi de la démocratie, et de l'autre les Noirs condamnés à monnayer leur force physique auprès des Blancs pour subsister au nom de cette même loi. En d'autres termes, l'abolition de l'esclavage s'est traduit concrètement par le versement d'une indemnité aux colons (propriétaires) pour qu'ils fassent passer les Noirs du statut d'esclaves à celui de salarié (prolétaires). voilà comment le législateur blanc a introduit dans la société biraciale française naissante une inégalité de fait basée sur la domination des Blancs et la soumission des Noirs ; état de chose criant dans les départements français majoritairement peuplés de Noirs.
Une fois ainsi réglé le gênant problème de l'esclavage dans ses colonies, il restait à la France à gérer de manière profitable sa présence en Afrique ; et sans que cela puisse être considéré comme de l'esclavage. Une gestion devenue impérieuse depuis la perte de sa colonie américaine la plus rentable : Saint-Domingue, devenu Haïti en 1804. Sans tarder, elle instaure dans ses possessions africaines le travail forcé, officieusement d'abord puis officiellement par le code de l'indigénat adopté en juin 1881. Cet arsenal juridique répressif reposant sur une organisation quasi militaire du travail sera d'ailleurs imposé à l'ensemble des colonies françaises à partir de 1887. Même si le terme désigne en Occident la punition infligée en réparation d'un délit, sa généralisation aux populations des colonies ne choque pas les antiesclavagistes et les législateurs européens. Le mot esclavage susceptible de provoquer des controverses inutiles était évité. C'était l'essentiel. Et dans les faits, tout semblait leur donner raison : même s'ils étaient soumis aux contraintes physiques excessives sous les coups de fouets, les Africains ne changeaient pas de nom, les femmes n'étaient pas les objets sexuels des colons en vue d'une reproduction massive au bénéfice du travail, les couples n'étaient pas formés selon la volonté des maîtres, et les enfants n'étaient pas, comme les veaux, retirés aux couples pour être vendus à huit ou neuf ans. En un mot, la cellule familiale n'était pas constamment détruite par le colonisateur, et les traditions locales pouvaient se perpétuer.
Cependant, comme dans l'état d'esclavage, le Noir ne tirait aucun profit du joug du travail forcé ; il n'avait aucun espoir d'épanouissement ou d'accession à un autre statut que celui de l'exécuteur des tâches imposées par le colon. C'est pourquoi, le temps passant, on en vint inéluctablement à juger le travail forcé humainement dégradant parce qu'impliquant l'absence de liberté, l'absence de l'engagement volontaire des Noirs qui y étaient soumis. Donc, au milieu du XXe siècle, c'est-à-dire un siècle après l'abolition de l'esclavage, le travail forcé était apparu aux yeux de l'élite africaine émergente comme un mal semblable à l'esclavage outre-Atlantique avec certaines rigueurs du Code noir en moins.
A nouveau soumis à la pression des exigences extérieures, la France chercha, avec beaucoup d'application, le moyen d'octroyer aux Africains la liberté qui les maintiendrait volontairement dans la relation de dépendance qu'elle entretient avec eux. Une stratégie de servitude volontaire. Ainsi, au moment d'abolir le travail forcé, au moment de mettre fin au travail obligatoire sous le fouet du commandeur nègre à sa solde, la France va imposer aux populations de ses colonies africaines un projet que le génie allemand avait préparé pour l'exploiter quand elle était soumise sous la botte nazie. Grâce à cette trouvaille, les Africains seront désormais libres de procurer à la France les denrées qu'elle ne produit pas mais qui sont nécessaires à sa consommation, et laisseront leurs pays ouverts aux produits de son sol et de son industrie, et cela à l'abri de toute concurrence étrangère.
S'inspirant donc du génie allemand, selon Nicolas Agbohou (Le Franc CFA et l'Euro contre l'Afrique), la France inventa une monnaie dont elle est la garante, et comportant une clause extrêmement contraignante : plus de la moitié du fruit du travail et de la vente des produits de ses colonies sera déposée - pour ne pas dire confisquée - à la banque de France. Une belle façon de mieux dompter les humeurs autonomistes désagréables des africains. Enfin prête pour le grand changement, elle fit coïncider l'abolition du travail forcé (1945) avec l'institution du Franc CFA (1946). Par conséquent, l'avalanche des indépendances dans les années 1960 ne fut que la remise des clefs des champs à des gérants noirs avec un cahier des charges réglé comme du papier à musique ! Un acte hautement politique puisqu'il visait à cacher la main blanche derrière la marionnette noire visible de tous. Pour les yeux et pour la conscience de l'humanité, ce changement visuel n'est pas négligeable. Tous les conflits qui naîtront ensuite sur ces terres d'Afrique apparaîtront désormais aux communs des hommes comme des querelles de pouvoir entre les élites africaines, avec, bien entendu pour les plus avisés, quelques enchevêtrements des fils coloniaux qui les sous-tendent.
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Raphaël ADJOBI
* Reprise interdite ; article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle.