Meurtres à Atlanta ou l'indiscutable talent de James Baldwin (Raphaël ADJOBI)
Meurtres à Atlanta
ou l’indiscutable talent de James Baldwin
En 2020, parce que l’indignation et la colère qui ont suivi la mise à mort de l’Américain George Floyd par un policier ont invité les Etats européens à s’interroger sur leur passé colonial et esclavagiste ainsi que le racisme qui en découle, tous ceux qui avaient jugé La prochaine fois le feu de James Baldwin une œuvre dépassée ont dû reconnaître – je l’espère – qu’ils avaient eu tort. Pour ma part, adhérant à ses analyses, j’affirme ici que tant que l’attribution d’une couleur aux êtres humains scellera le destin des peuples, la menace d’une confrontation persistera toujours au sein même des communautés nationales. Les meurtrières et humiliantes frictions en sont la preuve. Dans Meurtres à Atlanta, James Baldwin revient de manière indirecte sur « le gouffre terrifiant qui le sépare de son frère à la peau plus foncée » que l’Européen a installé en ce monde ; « cet abîme (qui) menace à chaque moment d’engloutir toute possibilité de vie consciente ou morale ».
En juin 1981, Wayne Williams, un garçon noir de vingt-trois ans est arrêté à Atlanta pour le meurtre de deux hommes qualifiés de « demeurés » - sans doute parce qu’ils étaient alcooliques. Mais voilà : depuis vingt-deux mois, on a dénombré vingt-huit cadavres d’enfants noirs dans cette ville. La loi de « série » est donc vite établie entre les différents meurtres. Pour attribuer la totalité des cadavres à la seule volonté prédatrice de Wayne Williams, les enquêteurs et les juges assurent qu’il a pris les deux adultes pour des enfants du fait qu’ils étaient des « demeurés ». « Comment un homme inculpé de deux homicides peut-il être jugé légalement pour trente meurtres ? » Cette logique implacable permettant la condamnation d’un homme sans preuve est l’occasion pour James Baldwin d’analyser chacune des étapes du procès afin de nous dévoiler l’esprit et l’âme profonde de l’Amérique et dans une large mesure celle des Européens. Il analyse les sentiments des mères et des pères noirs, les sentiments des enfants noirs, des administrateurs noirs d’Atlanta face aux discours, aux résultats des enquêtes, aux comportements des membres du jury, à ceux des juges et des avocats, tout en gardant à l’esprit que « la situation des Noirs dans ce pays constitue à elle seule une condamnation à l’encontre de l’histoire juridique et morale de l’Amérique ».
Parmi la multitude de thèmes que la démarche adoptée par l’auteur lui permet d’aborder, nous retiendrons avant tout ce mal étrange appelé « la sorriness, une sorte de pitié de soi-même qui atteint particulièrement la communauté noire ». Une maladie transmise par les mères dont l’instinct – mû par le sentiment de fatalité qui les anime – est de protéger le mâle noir de la destruction suspendue en permanence sur sa tête dès sa naissance comme une épée de Damoclès. En effet, le système érigé par les Blancs semble n’avoir pour seul objectif que l’émasculation du Noir. Et les mères noires savent que « la virilité est le minimum en deçà duquel l’homme n’existe pas ». Elles considèrent donc le mâle noir comme un être fragile à protéger dans le système érigé pour le Blanc. Un passage du livre qui mérite d’être connu et sérieusement analysé. On y voit d’ailleurs un lien étroit avec ce que Olivia Gazalé appelle Le mythe de la virilité. Nous avions été également sensibles à l’édifiante comparaison que l’auteur établit entre la situation de la minorité noire américaine et celle des pays du tiers-monde dits émergents. Les uns et les autres n’existent que « comme source de capital pour les pays développés ». Selon James Baldwin, ils ne peuvent rien faire de l’argent que les Européens leur payent sinon acheter des marchandises européennes, participant ainsi à la création d’emplois en Europe. Quant aux Noirs qui comptent se sauver par la richesse, il leur demande de ne pas confondre richesse et aisance financière : « La richesse, dit-il, n’est pas le pouvoir d’acheter des marchandises mais le pouvoir de dicter les règles de ce marché magique – ou tout au moins de l’infléchir. [...] La richesse, c’est le pouvoir de faire sentir ses besoins aux autres et de les contraindre à les satisfaire ». Retenons aussi « l’intégration », cette invention européenne qui « a toujours été une voie à sens unique » puisque les Blancs n'ont jamais réussi à s'intégrer sur aucun continent étranger au leur. On peut croire avec James Baldwin qu’après avoir érigé leur droit coutumier en loi, c’est-à-dire en lui conférant le sceau de la légalité dans les pays où règne la diversité, l’invention de l’intégration permet aux Blancs d’avoir le droit de traiter les autres humains comme des bêtes de somme ou des chiens alors que ceux-ci ne demandent qu’à être reconnus et traités comme des humains par les institutions.
Meurtres à Atlanta est indiscutablement un livre dont la richesse et la limpidité des idées séduisent. On ne peut que tomber en admiration devant l’analyse de certains pans de l’histoire européenne et de ses migrants, de la brève analyse de la déportation des Noirs dans les Amériques, du racisme et du sort des premiers Blancs anti-racistes aux Etats-Unis, de la religion, des valeurs des communautés… bref ! tous les éléments qui font que « un étranger à notre planète trouverait peut-être surprenant que les Noirs aient quand même réussi à survivre » dans ce pays. Mais ici, le ton de James Baldwin est calme et posé, comme constamment dominé par la sagesse. Et quand on lève le nez du livre, on a hâte de l’y remettre pour apprécier davantage certains passages.
Raphaël ADJOBI
Titre : Meurtres à Atlanta, 181 pages.
Auteur : James Baldwin (1924 – 1984).
Editeur : Stock, 1985, 2020.